"Les solutions souvent prônées face au changement climatique - qu’il s’agisse des solutions technologiques, des changements de comportement, des imaginaires - sont souvent assez ignorantes des savoirs qu'on a sur le social. (...) Ne pas prendre la mesure de ces dimensions sociales, c’est prendre le risque fort de l'inaction".
Sophie Dubuisson-Quellier est sociologue, directrice de recherche au CNRS et directrice du Centre de sociologie des organisations (CNRS-Sciences Po).
Elle fait aussi partie des 12 expert(e)s membres du Haut Conseil pour le climat, et est présidente du conseil scientifique de l’Ademe (l’Agence de la transition écologique).
Le mois dernier, elle est intervenue lors d’un grand colloque sur l’urgence climatique organisé par l’Académie des Sciences (vidéos ici et ici).
Sa présentation, intitulée “Problèmes posés par la vision solutionniste”, est passionnante et…décapante. Une masterclass !
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Les citations ci-dessous sont de Sophie Dubuisson-Quellier et forment un transcript synthétisé de son intervention, visible en vidéo ici (18mn, + questions-réponses).
“On imagine souvent que dans ces affaires de transition, ce qui bloque c'est le social. Je voudrais vous montrer que ce qui bloque, c'est plutôt les conceptions du social portées par les solutions souvent prônées pour la transition.
En réalité, ces solutions sont souvent assez ignorantes des savoirs qu'on a sur le social et qui sont portés par les sciences sociales.
Face au changement climatique, les leviers souvent évoqués sont en général la décarbonation, l'efficience et la sobriété. Par rapport à cette lecture, l'intérêt des sciences sociales va être à la fois de complexifier cette vision-là mais aussi d'être au plus près des enjeux de la transformation de nos sociétés.
On entend parfois l'idée qu'il y aurait d'un côté des activités humaines et de
l'autre côté un système Terre ; or la réalité des trajectoires de nos sociétés correspond bien plus à une co-construction du social et de la nature. C'est absolument indispensable de penser les deux dans le même temps. Les émissions de CO2 ne sont pas des externalités mais sont consubstantielles des trajectoires de nos sociétés.
Dans cette perspective, le changement climatique devient un fait totalement social et politique. C'est précisément ça qui rend sa résolution particulièrement compliquée.
Cette résolution va nécessiter de repenser les organisations sociales et politiques, de repenser la question des arbitrages, et derrière les arbitrages se cache la question de ce qui compte, et de ...comment compter ce qui compte.
En réalité, si on adopte ce point de vue des sciences sociales, c'est très compliqué d'imaginer qu'on peut avoir des solutions qui sont là, sur étagère, qu'on pourrait simplement venir implémenter dans le société.
On a plutôt, à partir des sciences sociales, un point de vue qui invite au contraire à considérer que les solutions ne sont pas complètement là, et c'est bien ça qui rend l'affaire compliquée : ces solutions, il va falloir les expérimenter, les considérer, les tester sous de multiples aspects.
Je vais passer en revue trois solutions qui sont ordinairement considérées lorsqu'on parle de la lutte contre le changement climatique :
- Les solutions technologiques,
- Les changements de comportement,
- Les imaginaires.
1/ Les solutions technologiques
Commençons par l'idée que les technologies vont nous permettre de décarboner. Certes, il n'y a pas d'ambiguïté à ce sujet-là. Mon propos n'est pas technophobe. Mais pourquoi est-ce problématique de ne penser qu’ainsi ? Parce que ce que nous disent les sciences sociales, c'est que les technologies contiennent du social.
Premier aspect : les technologies ne sont pas des briques qui viennent se placer dans la société. Les technologies sont au milieu de séries d'interdépendances complexes. Elles sont à la fois sociales, techniques, politiques.
Ainsi l'idée de décarbonation est toujours assez surprenante du point de vue des sciences sociales : elle donne l'impression qu'on pourrait retirer les fossiles et garder tout le reste.
Or non. Par exemple décarboner et garder l'hypermobilité serait absolument
totalement incongru et tout à fait impossible. L'une et l'autre sont
consubstantielles. Nos organisations socio-économique ont façonné un rapport à la nature très particulier, qui permet d'avoir accès dans le même temps à ces énergies fossiles et à cette hypermobilité.
Deuxième aspect : ces technologies ne sont pas neutres. Elles reflètent des intérêts, des valeurs, des rapports de force. Elles sont prises dans des systèmes politiques. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle par exemple les énergies ne se substituent pas, comme l'explique Jean-Baptiste Fressoz [intervenant lors du colloque].
Troisième aspect : les technologies incorporent ce qu'on appelle des scripts, c'est-à-dire des hypothèses sur la manière dont elles vont être fabriquées, financées, déployées, utilisées. Tout système énergétique contient des technologies qui ont ces hypothèses.
Tout ça permet de pointer cette notion d'acceptabilité sociale qui nous fait souvent dresser les cheveux sur la tête, qu’on aime très peu [en tant que sociologues]. Qu'est-ce que l'acceptabilité sociale ? C'est une technologie, ou un instrument économique (ça marche aussi pour un instrument fiscal par exemple), qui est chargé d'hypothèses sur le social mais de manière probablement un peu naïve, sans y avoir pensé de la sorte, et qui confronté au social ne fonctionne plus.
C'est ce qu'on fait, par exemple, quand on fait l'hypothèse que ce qui motive les gens pour choisir leur mode de mobilité est un calcul coûts-bénéfices. On se retrouve avec des gens avec des gilets jaunes sur les ronds-points, parmi lesquels on retrouve massivement des gens extrêmement dépendants de la voiture et qui n'ont pas d'autre choix que de l’utiliser.
2/ Les changements de comportement
Deuxième type de solution souvent prônée : changer les comportements. L'idée part du fait que nos modes de vie sont très émetteurs : c'est tout à fait vrai. Mais s’opère un glissement des modes de vie aux comportements, comme si les modes de vie étaient des séries de comportements et de choix.
Or ce que nous disent les sciences sociales, c'est qu'en réalité les modes de vie ne sont pas des comportements : ce sont des agencements socio-techniques (c'est à dire qu'il y a du social et il y a de la technique). Nos modes de vie sont des pratiques sociales qui :
sont encastrées dans des organisations (sociales, techniques et économiques) lourdes et très inertielles.
se sont forgées sur des trajectoires longues avec des formes de dépendance au sentier : chaque décision à T + 1 dépend de la décision qui a été prise à un temps T.
sont devenues légitimes et forgent des standards de vie (exemples : la consommation de viande, la mobilité automobile), ce qui est
extrêmement compliqué à faire évoluer, beaucoup plus que des comportements.
Prenons l'exemple de la consommation de viande : on peut considérer que ce sont des gens qui choisissent ou pas de manger la viande. Mais il est bien plus raisonnable de considérer que la consommation de viande aujourd'hui est le produit d'une trajectoire assez longue, liée à une série de transformations : l'augmentation des rendements, du travail sur les races animales, la baisse des coûts de production, l'effet statutaire de tel type de consommation alimentaire (auparavant la consommation de viande était plutôt un marqueur des catégories sociales supérieures, maintenant elle est devenue un marqueur des catégories populaires économiquement installées), la transformation de la distribution et des politiques de prix, etc.
C'est tout ça qui forge aujourd'hui la consommation de viande, bien plus que l'idée de demander aux gens de choisir entre manger ou non de la viande. C'est donc ça qu'il faut défaire pour changer ces consommations.
Je pourrais faire le même exercice sur la mobilité automobile, qui est aujourd'hui le produit de trajectoires longues, avec un aménagement du territoire, une disposition d'infrastructures particulière, des prix du foncier, des politiques industrielles avec nos champions nationaux dans les années 80, etc.
En bref :
- Les modes de vie sont ultra-dépendants de ces organisations collectives. La façon dont on se nourrit, se déplace, se loge, est très largement le produit de ces organisations collectives.
- Ces modes de vie se manifestent par de très fortes inégalités d'accès : toutes les options ne sont pas accessibles à tous. C'est bien ce qui s'est passé pendant les gilets jaunes.
3/ Les nouveaux imaginaires
Troisième perspective : les nouveaux imaginaires, les nouveaux récits. C'est le nouvel eldorado qui semble s'ouvrir [en termes de solutions face au défi climatique]. Il est fondé sur l'idée qu'il y a eu un récit consumériste qui s'est imposé à nous, par je ne sais quel miracle, et qu'il faudrait changer ce récit par un autre récit, probablement celui de la sobriété.
Or là aussi ce que nous disent les sciences sociales, c'est que le consumérisme n'est pas un récit : il est extrêmement institutionnalisé, et repose sur des rapports de pouvoir et des structures de pouvoir.
Il est la résultante, là aussi, d'un processus de long terme, fondé sur des politiques publiques (on peut penser aux politiques de relance, de prime à la casse, d'accession à la propriété, ..., qui ont encouragé cette vision-là), sur des instruments économiques, sur des modes de pilotage de la décision économique.
Autrement dit, pour parler consumérisme, il faut rentrer dans le détail du rôle des indicateurs de richesse, des politiques d'accroissement de productivité, d'économies d'échelle.
L'hyperconsommation, finalement, c'est ce qu'il a fallu organiser pour que cette surproduction, qui est devenue la norme, puisse produire de la rente, du profit, de la maximisation de "l'utilité".
Au fond ce consumérisme a fondé un contrat social, autour de promesses de croissance, de plein emploi, de stabilité économique, de bien-être individuel - l'ensemble de ces promesses n'ayant bien sûr pas complètement été remplies.
Il y a eu une mise en conformité du social dans ce cadre-là. De là des pratiques du quotidien dans lesquelles cette accumulation matérielle est ultra-valorisée, ce qui renforce en retour les institutions qui tiennent ce consumérisme. C'est cela qui est complexe à changer.
On est donc très loin d'un imaginaire, très loin de récits : ce consumérisme se fonde sur des politiques publiques, sur des politiques d'entreprises, et sur des pratiques sociales.
Ce consumérisme produit des bénéfices et des coûts qui sont très inégalement partagés - entre le Nord et le Sud mais aussi dans chacun de ces pays. Au fond, la difficulté aujourd'hui est que les porte-paroles de ces bénéfices sont bien plus puissants que ceux qui en évoquent les coûts. Le statu quo que l'on observe aujourd'hui vient de là : il vient de la façon dont on défend des modèles, et finalement assez peu de cette idée qu'on a un social qui résiste, ou qu'on a des gens qui n'auraient pas bien compris de quoi il s'agit autour de ce changement climatique.
Il y a bien davantage une structuration de nos sociétés autour de verrouillages extrêmement puissants et complexes à défaire, et c'est particulièrement nécessaire et indispensable de le prendre en compte, sinon on perd son temps. Or je crois qu'on perd déjà notre temps depuis de nombreuses années à imaginer que ça va se jouer sur des petites solutions que l'on implantera ici ou là d'une certaine manière.
En forçant le discours, je dirais qu'à ne pas prendre la mesure de ces dimensions sociales, on prend le risque fort de l'inaction.
Conclusion : penser le changement social
Alors que faire ? C'est compliqué pour une sociologue parce que ma discipline n'est pas prescriptive : la sociologie n'est pas en mesure de dire ce qu'on doit faire. [Néanmoins il me semble que ces observations devraient] mener à la nécessité de penser le changement social.
1 - D’abord il faut produire de la recherche pour identifier les verrous de la société du carbone : pointer les interdépendances et pointer les articulations entre des modèles d'affaires et des instruments macro-économiques ; et comprendre les conditions sociales qui structurent les pratiques sociales, au lieu de tomber à bras raccourcis sur les gens en disant faites ceci, faites cela.
Là-dessus, on fait déjà énormément de choses en sociologie qu'on pourrait rapatrier.
2 - Il va falloir expérimenter plutôt qu' "implanter des solutions". Et pour ça, il va falloir défaire des interdépendances existantes...et en construire de nouvelles.
Pourquoi la question des inégalités est centrale ? Pas seulement parce que l'action climat a des souvent des effets régressifs ; mais parce qu'au fond la société du carbone est fondée sur les inégalités. La société du carbone a besoin des inégalités pour fonctionner. On a donc un vrai blocage de ce côté-là. (...)
Concernant la question de la sobriété, il faut peut-être arrêter de la prendre sous l'angle de la modération et beaucoup plus sous l'angle : que veut dire distribuer des ressources qui vont devenir rares ? Et comment animer ces principes de distribution ?
Oui, on sait qu'au bout du compte il faudra manger moins de viande, habiter dans du plus petit, rouler moins probablement, et moins prendre l'avion : tout cela, on le sait. Ce qui est compliqué, c'est plutôt le chemin. Or ce chemin est loin d'être anodin, parce qu'il y a plein de manières politiques d'y parvenir, y compris les plus dramatiques. Il y a donc un processus démocratique qui est en jeu.
Il y a également des questions de redéfinition de nos règles et de nos outils. J'insiste souvent beaucoup sur les instruments, parce que ce sont aussi beaucoup eux qui équipent les décisions politiques et économiques. Je pense qu'aujourd'hui ces instruments qui ne prennent jamais en compte la nature, qui ne savent pas compter les dommages à la nature, sont ceux qui nous mènent dans le mur."
Ainsi s’achève la conférence de Sophie Dubuisson-Quellier. Ci-dessous, ses réponses aux questions du public.
Un réquisitoire contre la surestimation du rôle des imaginaires
Première question du public : "Ne faut-il pas développer le rôle des influenceurs pour créer de nouveaux imaginaires et les rendre désirables ?"
-> Réponse : "Je pense que je n'ai pas dû être claire (rires). On ne construit pas des sociétés avec de influence et des imaginaires. On les construit aussi avec ça, mais nos sociétés se sont construites avec des décisions qui ont produit des choses extrêmement tangibles - matérielles, infrastructurelles ...-, avec des types de décision publique, avec des modalités pour armer cette décision à partir de façons de compter (c'est pour ça que j'insiste beaucoup là-dessus).
Renvoyer à de l'influence ou de l'imaginaire la transformation de nos sociétés, c'est oublier toutes ces dimensions extrêmement tangibles.
Un exemple que je prends souvent : la transformation de la modernisation agricole de l'après-guerre. Ce type de changement est peut-être ce qui se rapproche le plus de ce qu'on attend.
Cette modernisation agricole ne s'est pas du tout faite avec des imaginaires : elle s'est faite avec des politiques publiques, des politiques de recherche, des investissements industriels.
C'est vraiment très contemporain d'imaginer que cette idée d'influence va emmener tout le reste de la société. Ca ne marche pas. Nos sociétés sont stratifiées : même si on parle d'influence, ses effets ne fonctionnent pas à l'échelle de l'ensemble de la société mais uniquement dans des parties de l'espace social, c'est-à-dire dans certains groupes sociaux plutôt que d'autres."
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2e question du public : "Et qu'en est-il de l'influence des médias, et de la capacité en s'appuyant sur les médias à faire évoluer un comportement social ?"
--> Réponse : "Les médias ont un rôle assez important, prépondérant : ils font partie de ces institutions qui construisent aussi les trajectoires de nos sociétés, qui accordent par exemple des formes de légitimité à certaines visions du monde par rapport à d'autres.
Par exemple, il n'y a encore pas si longtemps, on voyait dans les vieux médias la figure du doux écolo un petit peu utopique et à côté de la plaque. Tout cela contribue à produire des effets sur ce qui est légitime et ce qui ne l'est pas.
Ainsi mon collègue Jean-Baptiste Combi a montré que les médias ont longtemps
traité la crise climatique sous l'angle de la responsabilité des individus. C'est ce qui fait qu'on trouve aujourd'hui tout ce discours sur les comportements, qui est finalement assez accepté. Ce cadrage médiatique a eu de vrais effets ; il n'est pas le seul responsable mais il a eu des effets évidents."
Avant de clore ce numéro : tous ces propos offrent une matière riche pour de nombreux commentaires, mais je me limiterai ici, pour finir, à :
une remarque : les propos de Sophie Dubuisson-Quellier rejoignent les résultats d’une grande étude de recherche sur les causes de l’inaction climatique, encore trop méconnue, résumée dans un précédent numéro. En bref, le dénominateur commun des multiples causes identifiées est l’existence de rapports de pouvoir et des structures de pouvoir, exactement comme il en est question ici à propos du consumérisme. Prendre en compte sérieusement ces résultats de recherche, c’est reconnaître que par nature, la “transition” ne peut pas être consensuelle, et ne pourra pas s’effectuer en douceur principalement grâce à de nouveaux imaginaires (ce qui n’empêche pas d’en avoir besoin malgré tout).
une recommandation : la lecture de l’excellent “Ceux qui restent”, du sociologue Benoit Coquard (éditions La Découverte, 2019). Une enquête sociologique passionnante et importante sur les modes de vie dans les campagnes en déclin. Je suis convaincu que tout militant écolo devrait le lire, et bien au-delà. Ce travail a d’ailleurs des “chances” de (re)faire parler si le RN arrive au pouvoir, comme lorsqu’une partie des Etats-Unis, face au choc de l’élection de Trump, avait subitement voulu tenter de comprendre (un peu tard) cette autre partie de la société qui lui semblait si lointaine.
C’était le 69e numéro de Nourritures terrestres. A bientôt. Clément
Passionnant ! Je ne suis pas sûr qu'il faille opposer imaginaire et infrastructures économiques et sociales. On pourrait au moins prendre conscience de l'absurdité de nos modes de vie et comportement, notre perception de la réussite etc. (l'imaginaire a un rôle a jouer ici) avant de pouvoir agir dessus (effectivement on quitte l'imaginaire). Il faut se déprogrammer avant de pouvoir agir et se reprogrammer, c'est exactement ce que j'essaye de faire avec snooze !
Sur la question du pouvoir des imaginaires, il y a quand même depuis les années 80 un travail de fond des grandes multinationales sur le consumérisme : transformer chaque individu en consommateur au détriment de son statut familial, social ou professionnel. Transformer la plupart de nos actes « gratuits » en acte de consommation. Regarde la manière dont les enfants ont été transformés en consommateur avec le ciblage marketing, la fabrication du désir à coup de publicité et la marchandisation des jeux, des relations sociales, des relations familiales (anniversaire, noel, argent de poche, récompenses,…). Une certaine société de consommation nous a consciemment transformé depuis l’enfance en hyper consommateur, nous enfermant dans un imaginaire de possession et de statuts. Foule sentimentale, soif d’idéal, attirée par les étoiles les voiles, que de choses pas commerciales…Vouloir changer de modèle sans changer cet imaginaire me semble impossible