Baptiste Morizot est philosophe, maître de conférences à Aix-Marseille Université et auteur de plusieurs ouvrages sur les relations entre l'humain et le reste du vivant (Les Diplomates, Sur la piste animale, Manières d'être vivant…).
A propos de l'entropie, il y a une confusion courante entre le concept physique en soi et la description "métaphorique" du phénomène, en parlant "d'augmentation du désordre" seulement. Le "désordre" en science physique n 'est pas le même que celui dans votre salon et la vie n'est pas un phénomène "ordonné" (structuré oui, par contre). Ce qui fait "marcher" tous les phénomènes physiques de l'univers et donne la "sensation de temps", c'est que l'entropie, qui est une mesure relative de l'état du monde, augmente toujours. C'est-à-dire que ΔS ≥ 0.
Il va ainsi de la "vie" qui est une structure dissipative particulière d'énergie et donc d'entropie.
Mais Carlo Rovelli, physicien philosophe, en parle très bien dans l'extrait suivant :
"Les êtres vivants sont constitués de processus similaires, qui se déclenchent les uns les autres. La basse entropie du Soleil s'accumule dans les plantes grâce à la photosynthèse. Les animaux se nourrissent de basse entropie lorsqu'ils mangent. (Si nous n'avions besoin que d'énergie, et non d'entropie, nous irions tous au chaud au Sahara au lieu de manger.) À l'intérieur de chaque cellule vivante, le réseau complexe de processus chimiques est une structure qui ouvre et ferme des portes à travers lesquelles l'entropie augmente. Des molécules jouent le rôle de catalyseurs qui permettent d'amorcer les processus ou de les freiner. L'augmentation de l'entropie dans chaque processus individuel est ce qui fait fonctionner le tout. La vie est ce réseau de processus d'augmentation d'entropie qui se catalysent les uns les autres. Ce n'est pas vrai, comme on le dit parfois, que la vie engendre des structures particulièrement ordonnées, ou diminue l'entropie localement : c'est simplement un processus nourri par la basse entropie ; c'est un passage au désordre autostructuré, comme le reste de l'univers."
Intéressant, merci pour votre commentaire. Sauriez-vous formuler en quelques mots l'explication "métaphorique" du phénomène ? Et pour être sûr de comprendre : votre commentaire renvoie à l'explication du terme que j'ai ajoutée entre crochets ? Ou bien êtes-vous aussi en désaccord avec le propos de B. Morizot selon lequel "le vivant n'est pas soumis à un cours du temps qui serait de l'ordre de l'entropie" ?
En effet, la métaphore que l'on retrouve souvent à propos de l'entropie est celle du "désordre". Et comme toute métaphore, c'est un rapprochement par l'imagination de la réalité que l'on tente de cerner. Ce n'est pas faux en soi, c'est juste que le désordre entendu dans les sciences physiques doit bien être compris (l'explication entre crochets n'est pas fausse !).
La phrase qui m'interpellait le plus était "Par exemple le feu au sens littéral est un processus qui génère de l'entropie alors que le vivant ne génère pas l'entropie". Attention, je ne suis pas physicien, mais comme je le comprends, on pourrait voir l'entropie en thermodynamique comme une manière de distinguer la qualité de l'énergie (mécanique, chimique, thermique...) contenu dans un système de la chaleur potentiellement dispersée. Ici, quand on parle de "désordre du système" il faut le voir comme des probabilités d'agencement de l'état microscopique du systèmes (ouais, c'est pas simple).
Prenons l'image assez connue du tas de bois. En y apportant une petite source de chaleur, une réaction physico-chimique s'enclenche et après un certain temps on plus que des cendres et de la chaleur dispersée. Du point de vue de l'entropie, le tas de bois était une organisation microscopique de faible entropie : il est comme un jeu de carte dont toutes les cartes sont rangées dans l'ordre, c'est-à-dire dans une organisation bien spécifique et stable. Après combustion le système, dont l'énergie chimique potentielle s'est complètement transformée en chaleur, possède un nombre d'états microscopiques possibles bien plus élevé que le tas de bois originel : c'est comme si on avait mélangé le paquet de carte et que toutes les combinaisons obtenues qui ne sont pas celle de départ (où les cartes étaient toutes triées) étaient les cendres + la chaleur. Cet état est celui de l'équilibre thermodynamique du système : c'est-à-dire qu'une fois tombé à cet équilibre, vous pouvez apporter la même énergie de départ au tas de cendres, il ne redeviendra pas un tas de bois non brûlé. L'entropie devient la mesure de l'irréversibilité du système à l'échelle macroscopique, cette fois-ci. Ce qui semble donner une flèche au temps. (Alors oui, on pourrait dire que le jeu de carte pourrait retomber sur la combinaison de départ après plein de mélanges, mais l'analogie s'arrête à cette limite.) Pour reformuler : plus les états microscopiques de la chaleur sont nombreux dans un système (sans que cela fasse de différence à l'échelle macroscopique), plus l'entropie est grande et le processus est alors irréversible.
Le corps humain n'est pas un tas de bois : il métabolise des flux d'énergie et de matière extérieurs à lui. Il produit de la chaleur à travers toutes les réactions chimiques et le travail mécanique qui l'anime, il produit donc bien de l'entropie. Cette chaleur sert à maintenir les structures auto-organisées en place (les cellules, par exemple), en consommant des ressources extérieures au seul système "corps humain", permettant ainsi de continuer à dissiper de l'entropie. L'apport de ressources prolonge la production d'entropie et des structures vivantes ; si le flux s'arrête, le système vivant finit par s'écrouler en état "fatal" d'équilibre thermodynamique.
Cependant, la phrase de B. Morizot "le vivant n'est pas soumis à un cours du temps qui serait de l'ordre de l'entropie" m'a rappelé que j'avais déjà entendu B. Stielgler parler de choses similaires, mais il s'agissait alors de "néguentropie". C'est un concept similaire à l'entropie "classique" à laquelle les scientifiques de la mécanique quantique on ajouté la dimension informative contenu dans le système étudié (en plus de la seule dimension thermodynamique, donc). Le vivant a besoin d'une quantité minimale d'informations pour maintenir ses structures auto-organisées et auto-reproductives effectives, et cette quantité d'information est la fameuse néguentropie. Ainsi, la reproduction de cette information "vivante" dissipe effectivement de l'entropie thermodynamique, pour maintenir le système qui utilise cette néguentropie de l'information.
Au-delà de toutes ces considérations, le propos du philosophe est sûrement d'une couleur différente de celle du physicien, mais, même si les mots se recouvrent et se repoussent en même temps, il est essentiel d'en explorer toutes les significations. Voire même de créer de nouveau mots.
Bonjour,
A propos de l'entropie, il y a une confusion courante entre le concept physique en soi et la description "métaphorique" du phénomène, en parlant "d'augmentation du désordre" seulement. Le "désordre" en science physique n 'est pas le même que celui dans votre salon et la vie n'est pas un phénomène "ordonné" (structuré oui, par contre). Ce qui fait "marcher" tous les phénomènes physiques de l'univers et donne la "sensation de temps", c'est que l'entropie, qui est une mesure relative de l'état du monde, augmente toujours. C'est-à-dire que ΔS ≥ 0.
Il va ainsi de la "vie" qui est une structure dissipative particulière d'énergie et donc d'entropie.
Mais Carlo Rovelli, physicien philosophe, en parle très bien dans l'extrait suivant :
"Les êtres vivants sont constitués de processus similaires, qui se déclenchent les uns les autres. La basse entropie du Soleil s'accumule dans les plantes grâce à la photosynthèse. Les animaux se nourrissent de basse entropie lorsqu'ils mangent. (Si nous n'avions besoin que d'énergie, et non d'entropie, nous irions tous au chaud au Sahara au lieu de manger.) À l'intérieur de chaque cellule vivante, le réseau complexe de processus chimiques est une structure qui ouvre et ferme des portes à travers lesquelles l'entropie augmente. Des molécules jouent le rôle de catalyseurs qui permettent d'amorcer les processus ou de les freiner. L'augmentation de l'entropie dans chaque processus individuel est ce qui fait fonctionner le tout. La vie est ce réseau de processus d'augmentation d'entropie qui se catalysent les uns les autres. Ce n'est pas vrai, comme on le dit parfois, que la vie engendre des structures particulièrement ordonnées, ou diminue l'entropie localement : c'est simplement un processus nourri par la basse entropie ; c'est un passage au désordre autostructuré, comme le reste de l'univers."
Carlo Rovelli, L'Ordre du temps
Intéressant, merci pour votre commentaire. Sauriez-vous formuler en quelques mots l'explication "métaphorique" du phénomène ? Et pour être sûr de comprendre : votre commentaire renvoie à l'explication du terme que j'ai ajoutée entre crochets ? Ou bien êtes-vous aussi en désaccord avec le propos de B. Morizot selon lequel "le vivant n'est pas soumis à un cours du temps qui serait de l'ordre de l'entropie" ?
En effet, la métaphore que l'on retrouve souvent à propos de l'entropie est celle du "désordre". Et comme toute métaphore, c'est un rapprochement par l'imagination de la réalité que l'on tente de cerner. Ce n'est pas faux en soi, c'est juste que le désordre entendu dans les sciences physiques doit bien être compris (l'explication entre crochets n'est pas fausse !).
La phrase qui m'interpellait le plus était "Par exemple le feu au sens littéral est un processus qui génère de l'entropie alors que le vivant ne génère pas l'entropie". Attention, je ne suis pas physicien, mais comme je le comprends, on pourrait voir l'entropie en thermodynamique comme une manière de distinguer la qualité de l'énergie (mécanique, chimique, thermique...) contenu dans un système de la chaleur potentiellement dispersée. Ici, quand on parle de "désordre du système" il faut le voir comme des probabilités d'agencement de l'état microscopique du systèmes (ouais, c'est pas simple).
Prenons l'image assez connue du tas de bois. En y apportant une petite source de chaleur, une réaction physico-chimique s'enclenche et après un certain temps on plus que des cendres et de la chaleur dispersée. Du point de vue de l'entropie, le tas de bois était une organisation microscopique de faible entropie : il est comme un jeu de carte dont toutes les cartes sont rangées dans l'ordre, c'est-à-dire dans une organisation bien spécifique et stable. Après combustion le système, dont l'énergie chimique potentielle s'est complètement transformée en chaleur, possède un nombre d'états microscopiques possibles bien plus élevé que le tas de bois originel : c'est comme si on avait mélangé le paquet de carte et que toutes les combinaisons obtenues qui ne sont pas celle de départ (où les cartes étaient toutes triées) étaient les cendres + la chaleur. Cet état est celui de l'équilibre thermodynamique du système : c'est-à-dire qu'une fois tombé à cet équilibre, vous pouvez apporter la même énergie de départ au tas de cendres, il ne redeviendra pas un tas de bois non brûlé. L'entropie devient la mesure de l'irréversibilité du système à l'échelle macroscopique, cette fois-ci. Ce qui semble donner une flèche au temps. (Alors oui, on pourrait dire que le jeu de carte pourrait retomber sur la combinaison de départ après plein de mélanges, mais l'analogie s'arrête à cette limite.) Pour reformuler : plus les états microscopiques de la chaleur sont nombreux dans un système (sans que cela fasse de différence à l'échelle macroscopique), plus l'entropie est grande et le processus est alors irréversible.
Le corps humain n'est pas un tas de bois : il métabolise des flux d'énergie et de matière extérieurs à lui. Il produit de la chaleur à travers toutes les réactions chimiques et le travail mécanique qui l'anime, il produit donc bien de l'entropie. Cette chaleur sert à maintenir les structures auto-organisées en place (les cellules, par exemple), en consommant des ressources extérieures au seul système "corps humain", permettant ainsi de continuer à dissiper de l'entropie. L'apport de ressources prolonge la production d'entropie et des structures vivantes ; si le flux s'arrête, le système vivant finit par s'écrouler en état "fatal" d'équilibre thermodynamique.
Cependant, la phrase de B. Morizot "le vivant n'est pas soumis à un cours du temps qui serait de l'ordre de l'entropie" m'a rappelé que j'avais déjà entendu B. Stielgler parler de choses similaires, mais il s'agissait alors de "néguentropie". C'est un concept similaire à l'entropie "classique" à laquelle les scientifiques de la mécanique quantique on ajouté la dimension informative contenu dans le système étudié (en plus de la seule dimension thermodynamique, donc). Le vivant a besoin d'une quantité minimale d'informations pour maintenir ses structures auto-organisées et auto-reproductives effectives, et cette quantité d'information est la fameuse néguentropie. Ainsi, la reproduction de cette information "vivante" dissipe effectivement de l'entropie thermodynamique, pour maintenir le système qui utilise cette néguentropie de l'information.
Au-delà de toutes ces considérations, le propos du philosophe est sûrement d'une couleur différente de celle du physicien, mais, même si les mots se recouvrent et se repoussent en même temps, il est essentiel d'en explorer toutes les significations. Voire même de créer de nouveau mots.