Baptiste Morizot est philosophe, maître de conférences à Aix-Marseille Université et auteur de plusieurs ouvrages sur les relations entre l'humain et le reste du vivant (Les Diplomates, Sur la piste animale, Manières d'être vivant…).
En avril dernier, il est intervenu en conclusion de la Chaire Biodiversité et écosystèmes 2022-2023 du Collège de France, à l’invitation de Virginie Courtier-Orgogozo.
Dans cette conférence, il explore « le rôle du langage et des concepts pour arriver à capturer ce qu’est le vivant ». Comment le langage peut-il nous aider à mieux appréhender le vivant ? Il explique notamment en quoi le mot « biodiversité » lui semble trop limité pour y parvenir, puis présente un procédé du langage en particulier, capable, selon lui, de nous aider dans cette quête…
Les lignes qui suivent, retranscrites de sa conférence, sont une sélection de ses propos. Vous pouvez retrouver sa conférence en intégralité sur ce lien (45mn).
NB : Baptiste Morizot précise en avant-propos que sa pensée sur le sujet est encore en construction. Ceci explique pourquoi certaines idées peuvent paraître simples (même si elles me semblent surtout simplement formulées, ce qui rend cette conférence très accessible) et pourquoi la conclusion n’apparaît pas comme le point final d’une réflexion, puisque celle-ci est donc encore exploratoire. Pour découvrir toute la richesse de ses idées au-delà de cette conférence, je ne peux que recommander ses livres.
« Je voudrais partir d'une énigme qui m'anime personnellement depuis des années. Quel registre de langage, quel usage du langage est-il nécessaire pour faire justice à ce qu’est l'aventure de la vie sur Terre depuis 3,8 milliards d'années ? Cette question, c’est mon énigme originelle. Autrement dit : comment un esprit humain est-il capable de s'approcher, de se figurer quelque chose d'aussi massif dans l'espace et dans le temps que l'aventure de la vie sur Terre ?
Premier élément à relever : la question de la définition de la vie, du fait vivant, a animé la philosophie, puis les sciences, puis la philosophie des sciences, depuis des siècles. Dans les dernières décennies, la question centrale revenait à déterminer quelles sont les propriétés essentielles d'un certain type de matière dans le cosmos qu'on appelle la matière vivante, la matière biotique, par distinction de la matière abiotique.
La philosophie, puis la philosophie des sciences, puis la biologie elle-même ont multiplié les efforts de définition, de telle manière qu'on a accès aujourd'hui à une très grande diversité de définitions de ce qu'est le vivant, par distinction du non-vivant. On a des définitions métaboliques, thermodynamiques, informationnelles, évolutionnaires…
Pour la plupart vous les connaissez ou vous les pressentez : le vivant c'est ce type de matière qui la plupart du temps a une structure de type cellulaire ; qui est porteuse d'une information ; qui est capable de s'auto-former, de s'auto-produire, de s'auto reproduire ; qui a un métabolisme, c'est-à-dire qui va conserver une forme malgré le transit des matières, des molécules, à travers cette forme ; qui est susceptible d'évolution, par variation et sélection…
Je pourrais passer des heures à vous lister toutes les définitions du fait vivant, de la vie. Mais cette tâche ne m'intéresse pas ici parce que pour moi l’ambition même de définir ne fait pas justice au fait vivant : même en vous donnant la meilleure définition du vivant, je crois que nous ne serions pas entrer dans les parages du vivant.
La question c'est : de quel registre de langage a-t-on besoin pour essayer d'approcher ce phénomène ubiquiste extraordinaire et fascinant qu’est l'aventure de la vie sur Terre ? Définir ce qu’est un vivant par distinction d'une pierre ou d'une machine est nécessaire, mais pas suffisant.
Que faire alors ? En philosophie, on dispose de toute une série de méthodes, de ruses, pour essayer de rendre quelque chose intelligible. Au fond, l’enjeu est là : accéder à quelque chose de plus grand que nous et le rendre intelligible. Ou comme le dit magnifiquement William James dans le 6e chapitre de son livre « Le pragmatisme » (1907) : aller dans les parages d’une chose.
Ce que je vais mobiliser ici, c'est la conception de la vérité issue de la philosophie pragmatiste américaine. Cette philosophie a une conception très originale de la vérité, qui est élaborée de manière fine dans le livre de William James.
La thèse de James, assez simple, est que la vérité est un concept humain de bon sens, très évident : il y a vérité lorsqu’un état mental ou une idée consiste à vous guider de manière valable vers la chose qui était visée. La vérité pour lui n’est pas l'attribut logique pure d'une idée : c'est le processus de bien nous guider vers une chose.
Il fait une expérience de pensée pour faire comprendre ce qu’est la forme originelle de la vérité : vous êtes perdu dans une forêt. Vous savez qu'il existe une maison, que vous connaissez, et où vous voulez aller. Vous allez avoir l'idée mentale de cette maison et de sa localisation, et vous allez suivre cette idée. Si vous arrivez à la maison dans la forêt dans la nuit, c'est que votre idée était vraie. Une idée vraie, c’est donc un état mental, une idée qui vous amène dans les parages d'une chose.
Et il le dit encore d'une autre manière : une idée est vraie quand elle vous permet d'aborder une réalité ou ce qui est en rapport avec elle. Quand elle ne met pas en travers de votre chemin toutes sortes d'obstacles.
Ce qui m'intéresse ici, c'est d'imaginer un type de langage qui nous permettrait d'aller dans les parages du vivant et d'enlever les obstacles qui nous empêchent de le rendre intelligible, pour nous rendre plus intelligents et plus justes dans notre manière de le penser et d'agir sur lui.
Pourquoi le vivant est difficile à penser
Pourquoi cela serait-il si compliqué ? Pourquoi la définition moléculaire, métabolique, ou évolutive du vivant n'est-elle pas suffisante ?
Le premier point, c’est qu’avant d’être philosophe, je suis un primate. Or en tant que primate, j’hérite d'un cerveau et de facultés cognitives façonnés en totalité par les processus évolutionnaires de l'histoire de la vie sur Terre. Je me retrouve donc à essayer de penser la vie, de comprendre ce que le fait vivant, avec un instrument qui a été façonné par la vie elle-même. On ne dispose pas d'un cerveau qui serait un miroir du monde, doté d'une rationalité pure, capable de comprendre le monde à l'extérieur de lui. (…) On pense le vivant en vivant. On n'est jamais devant, on est toujours dedans. Autrement dit, la première dimension du paradoxe est qu’il est très particulier de devoir penser à un ensemble de processus et de réalités auxquels on appartient.
Deuxième dimension du paradoxe : nos facultés intellectuelles, dans leur histoire évolutive, n’ont pas été façonnées par la sélection naturelle pour faire de la philosophie (…) mais pour des enjeux existentiels vitaux qui n'avaient rien à voir avec la manipulation de concepts au Collège de France (sourire).
Le problème est donc d'arriver à penser le vivant depuis l'intérieur de lui-même, sans pouvoir le regarder du dehors, et avec un instrument qui n'a pas été façonné pour ce faire.
Le vivant : un seul mot pour parler de réalités très hétérogènes
Je voudrais mettre en avant un troisième paradoxe : quand je dis le mot vivant, quand j'utilise ce concept, en vérité je nomme une série de phénomènes hétérogènes. Je vais vous les lister pour que vous preniez la mesure de cette hétérogénéité, et que vous pressentiez ainsi pourquoi les concepts à bords nets, rigoureux et analytiques qu'on mobilise dans les définitions classiques ne sont pas suffisants pour accéder au vivant, et pourquoi il faut y ajouter d’autres dimensions.
Le vivant, c'est d'abord l'aventure de la vie sur Terre depuis 3,8 milliards d'années telle qu’elle s’est déployée et telle qu'elle a recouvert la surface terrestre. La vie, c'est donc d’abord la biosphère, c'est-à-dire le tissage de tous les écosystèmes terrestres avec leurs conditions abiotiques (la température, la salinité de l’eau, la météo…).
Le vivant veut dire aussi secondairement des relations, des interactions écologiques : quand on nomme le vivant, on nomme les dynamiques qui caractérisent l'activité de la vie des champignons, l'activité de la pollinisation, l'activité de la faune, des sols…Toutes les dynamiques écologiques activées par des êtres vivants. Ici, on est à l'échelle écologique, horizontale.
Mais quand on parle du vivant, on parle aussi de l'aventure de la vie sur Terre comme histoire, c'est-à-dire de l'évolution. Et quand on parle de l'histoire de la vie, on nomme parallèlement et simultanément les grandes forces évolutionnaires : la variation, la sélection, la dérive génétique.
Enfin, quand on parle de vivant, évidemment, on pointe du doigt des organismes, des individus, des espèces, des populations. Rien que dans le mot vivant, l'esprit humain voit une mouche, un zèbre, un corbeau, un humain : il voit simplement les individus. Mais en vérité quand on nomme vivant, on dit aussi les espèces, on dit aussi les dynamiques écologiques, on dit aussi les forces évolutionnaires, on dit aussi la biosphère dans sa totalité, et l'aventure de la vie sur Terre dans sa totalité.
On met donc dans un seul mot des choses qui sont des organismes, des choses qui sont des populations, des choses qui sont des lignées, des choses qui sont des processus, des choses qui sont des dynamiques, des choses qui sont des forces, qui ont des degrés d'abstraction extrêmement différents et des échelles d'espace et de temps extrêmement différents.
Face à cette hétérogénéité constitutive, la possibilité de mobiliser des concepts rigoureux à bords nets (comme les concepts classiques de l'écologie et de l'évolution que je viens de citer) est nécessaire pour clarifier ces différentes dimensions. Mais à chaque fois qu'on mobilise ces concepts, on segmente l'objet qu'on veut penser et on en isole simplement une petite partie. Nous disposons de magnifiques concepts en biologie, enrichissants et éclairants à bien des égards, mais à mon sens ils ne nous permettent pas d'accéder à une compréhension globale profonde de l'histoire de la vie sur Terre, du fait vivant. Ils sont nécessaires et non-suffisants.
Les concepts dans leur rigueur capturent des pans du vivant mais en occultent une part très significative.
Et l’exemple le plus criant pour moi est le concept de biodiversité.
Les limites du concept de biodiversité
La biodiversité est vraiment un très beau concept, très intelligent, parce qu’il a pour vocation de rendre visible un phénomène qui était relativement invisibilisé jusque-là : l'ensemble des diversités du vivant, enchâssées à différents niveaux. Aujourd'hui quand on entend biodiversité sous sa forme médiatique, on a tendance à la confondre avec la biodiversité spécifique, c'est à dire la diversité des espèces sur Terre, mais le concept de biodiversité n'est absolument pas restreint à cela (voir le numéro « Les bases sur la biodiversité ») : il y a aussi la diversité des gènes, d'écosystèmes, fonctionnelles…
Le vivant comme diversités enchâssées : la force de cette intuition, au moment où le concept est formulé (dans les années 1980 par le biologiste Wilson), est de rendre visible le fait que le vivant est fondamentalement formé de diversités, au moment même où les menaces les plus graves sur le vivant étaient de l'ordre de la simplification et de l'homogénéisation - du nombre d'espèces, du nombre de gènes, des diversités populationnelles, des diversités d'écosystèmes…C'est donc un très beau concept qui a eu toute une série d'effets intéressants et qui en a encore.
Mon problème, c'est le moment où ce concept, qui est un instrument de mesure, commence à être confondu avec ce qui est mesuré. Le concept de biodiversité ne nomme pas le vivant : c'est une métrique conceptuelle pour compter des choses dans le vivant. Sa fonction fondamentale est de pouvoir compter des choses. Ce n’est pas un miroir du vivant ; c'est un instrument de mesure pour en rendre visible certaines dimensions.
Il y a une manière plus explicite de le dire : la catégorie de concept à laquelle appartient “biodiversité” est la même catégorie que celle à laquelle appartient le concept de biomasse (c’est-à-dire ce qu'on mesure de la masse d'un vivant, d'une communauté biotique ou d'une espèce par une série de procédures instrumentales).
Imaginez que j'essaie de savoir qui vous êtes, vous [il s’adresse au public présent], et que pour cela je mobilise l'instrument de mesure qu’est la biomasse : je vous brûle et je récupère la biomasse sèche. Je peux ainsi déterminer quelle est la biomasse humaine dans cette salle.
Imaginez que je dise dans un deuxième temps : le groupe humain qui était dans cette salle aujourd'hui, c'est cela, c’est cette quantité de biomasse. Vous pourriez avoir alors le sentiment légèrement dérangeant que certains aspects de votre personnalité n'ont pas vraiment émergé par le biais de cette métrique.
Il se passe la même chose avec le concept de biodiversité : c'est un instrument de mesure qui se rend capable de compter des diversités, mais quand on confond l'instrument de mesure avec ce qui est mesuré à savoir l'aventure de la vie sur Terre, on en manque fondamentalement les dimensions les plus importantes.
Les mots rendent possible des chemins de pensée et en ferment d'autres. A partir du moment où le concept de biodiversité se donne comme un instrument de mesure pour compter (et c'est très utile dans beaucoup de contextes), ce qu'il génère, ce qu’il restitue du vivant, ce sont des listes d'items : des listes de populations, de gènes, d'écosystèmes, de fonctionnalités. Or une liste, par définition, occulte certains des attributs et certaines des puissances les plus caractéristiques de la vie sur Terre : la capacité constamment active à rendre la Terre habitable et à tramer des relations dans lesquelles les autres espèces et les autres formes de vie vont prospérer ou être modulées ou disparaître.
Ce concept occulte ce qu'il y a de fondamentalement actif dans le fait vivant.
La biodiversité nous restitue du vivant une liste d'espèces apathiques et fragiles qu'il faudrait protéger ; ce faisant, ce concept occulte certaines dimensions du fait vivant, à commencer par son intrinsèque activité : le fait que l'histoire de la vie sur Terre nous a façonné, nous, en totalité, a façonné la totalité des espèces, a façonné les écosystèmes dans lesquels nous vivons, et rend la Terre habitable à chaque instant.
La métrique même de biodiversité occulte ce phénomène majeur : la vie sur Terre n'est possible pour la vie que grâce à la vie. La planète Terre est rendue habitable par la vie pour la vie. Sans l'activité de la vie, la planète Terre n'est pas habitable. La vie sur Terre a « terraformé », comme on dit en science-fiction et aujourd'hui en théorie astronautique, c'est-à-dire a transformé une accrétion de matière stellaire qu'on appelait une planète qui est parfaitement inhospitalière et sur laquelle on ne pouvait pas vivre. C'est d’ailleurs la raison pour laquelle on ne vivra pas sur Mars. Une planète est fondamentalement inhospitalière pour la vie jusqu'à ce que la vie passe des milliards d'années à y rendre la vie possible.
Pour être un peu moins abstrait, la capacité de la vie à rendre la Terre habitable est manifeste pour nous qui sommes des hétérotrophes, des animaux du point de vue écologique, dans le fait que la totalité de l'oxygène qu'on respire est produite par l'activité des vivants végétaux. Il n'y a pas d'atmosphère respirable sans l'activité des vivants végétaux.
Rien que ce phénomène-là rend visible ceci : ce qui caractérise l'originalité de la vie sur Terre, c'est le fait que c’est une activité qui génère de l'habitabilité - pas seulement pour nous mais pour la vie en général, pour d'autres cortèges de la vie. Or cette dimension du fait vivant est invisibilisée par le concept de biodiversité.
L’intérêt de la métaphore
Je voudrais maintenant essayer d'explorer quel type de registre de langage permettrait, non pas de se substituer au trésor de la biologie scientifique, mais de monter sur ses épaules. Le but : explorer des registres de langage qui pourraient nous faire entrer dans les parages du fait vivant.
(…) A cet égard je suis assez fasciné par un certain instrument que l'évolution a mis à disposition de mon cerveau : la métaphore.
Dans les compréhensions contemporaines de la métaphore, (…) émerge quelque chose d’intéressant : une inversion du rôle de la métaphore.
Traditionnellement, la métaphore depuis Platon et jusqu'à Bachelard est considérée comme ce que Bachelard appelle lui-même un obstacle épistémologique : l'idée que la métaphore, étant une image, est non-rigoureuse, et ce faisant nous barre l'accès à la réalité de phénomènes qui doivent se formuler dans des concepts les plus abstraits et les plus rigoureux possible.
C'est vrai dans certains contextes et quand le monde est simple. Mais quand on est face à des dimensions du monde intrinsèquement complexes, et où la pensée humaine comme le dit Faulkner en est réduite à « mesurer l'épaisseur de l'ombre », alors la métaphore, l'instrument qui était jusque-là considéré comme un obstacle épistémologique, devient au contraire un instrument de pensée et de compréhension potentiellement très efficace.
Cette idée a été formulée pour la première fois par un grand penseur qui s'appelle Hans Blumenberg dans son essai de « métaphorologie » (paru en 2006). Il dit que les métaphores sont des moyens de surmonter les résistances que le réel oppose à sa saisie. Il dit aussi que les métaphores représentent, par le langage, une totalité de la réalité dont on ne peut jamais faire l'expérience et que l'on ne peut jamais entièrement appréhender. Vous voyez pourquoi ça m'intéresse : (…) le vivant, c’est par définition quelque chose que l'esprit ne peut pas entièrement appréhender.
Il y a une deuxième dimension de la métaphore qui a été élaborée par deux penseurs très intéressants sur cette question : Mark Johnson et Georges Lakoff dans « Les métaphores dans la vie quotidienne » (1980). Ils soutiennent que l'originalité de la métaphore est qu'elle n'est pas l'opposée de la rationalité, mais la tentative d'explorer une « rationalité imaginative ». Ils écrivent ceci : la métaphore est l'un des outils les plus importants pour essayer de comprendre partiellement ce qui ne peut pas être compris totalement : nos sentiments, nos expériences esthétiques, de pratiques morales, et notre conscience spirituelle. A ces moments-là, la pensée utilise une rationalité imaginative. A mon sens il est parfaitement légitime d'ajouter à cette liste le fait vivant. L'aventure de la vie sur Terre appartient pour moi à cette liste.
Si nous avons besoin de métaphores, c'est parce que ce sont des réalités que les concepts exacts ne peuvent pas appréhender. (…) Le vivant résiste à une conceptualisation rigoureuse de style mathématique, exacte. Et ce faisant, il appelle de nous une exploration métaphorique.
Quelle métaphore pour appréhender le vivant ?
De quelle métaphore parlons-nous ici ?
A l'origine de toute cette affaire il y a un événement dérisoire, que je voudrais vous restituer pour que vous pressentiez la raison pour laquelle le chemin métaphorique s’est imposé à moi comme étant une des ressources nécessaires pour penser le vivant.
C’était au moment de l'incendie de Notre-Dame de Paris. Sur les réseaux sociaux tournait alors un mème [c’est-à-dire, pour simplifier ici, une image souvent parodique], une image sur laquelle on voyait quatre photos : la cathédrale en flamme, et à côté, une plage salie, les rives du Gange pollué, et une forêt déforestée. Sous chacun de ces écosystèmes était écrit « reconstruisez cette cathédrale ». Je crois que la fonction de ce mème était de se plaindre qu’autant d'argent aille spontanément irriguer la reconstruction de Notre-Dame et qu’il y en ait aussi peu dans la défense des écosystèmes.
Je mets de côté les enjeux politiques de cette image et voudrais plutôt vous restituer le moment de perplexité que j’ai eu face à cette image. J’ai eu le sentiment d'une non-pertinence absolue de cette image, qui proposait une analogie entre la cathédrale Notre-Dame et des écosystèmes vivants.
A certains égards cette métaphore est faite très régulièrement. Par exemple, la grande forêt primaire de Bialowieża entre la Pologne et la Biélorussie est nommée parfois le Louvre de la biodiversité ou de la biodiversité forestière, ou une cathédrale. Ce que je trouve intéressant, c'est que cette métaphore de la biodiversité comme cathédrale en feu projette sur le vivant des propriétés inconscientes qui ne font absolument pas justice à son originalité dans le cosmos.
Qu'est-ce qu'une cathédrale ? C'est un produit humain fondamentalement passif et figé dans ses capacités de régénération, de réparation, de reproduction, et qui est fondamentalement soumis à l'entropie [la transition d’un système vers un état plus désordonné] : une cathédrale, c'est une de ces entités du monde que le cours du temps abîme.
Si vous laissez une cathédrale subir le cours du temps, elle va nécessairement finir à un moment en ruine. Ce n’est donc absolument pas pertinent pour penser le vivant : le vivant ne fonctionne pas comme ça, le vivant n'est pas soumis à un cours du temps qui serait de l'ordre de l'entropie.
Cette première métaphore est donc extrêmement problématique pour penser le vivant – et pas seulement en termes de pertinence conceptuelle mais aussi parce que les modes d'action qu'elle induit sont erronés. Si vous imaginez que le vivant est une cathédrale qu'il faut restaurer, votre compréhension de la façon dont on en prend soin est absolument erronée. Le vivant n'a pas besoin d'être restauré comme une cathédrale. Il a besoin de quelque chose mais certainement pas de ça.
Ce n’est pas du tout anodin, car ça fait émerger une autre métaphore, à mon sens décisive et aujourd'hui omniprésente dans le monde de la biologie de la conservation : la métaphore de la restauration.
La restauration est un concept qui vient fondamentalement du patrimoine ; on restaure des tableaux de maîtres, des cathédrales, des entités qui sont passives et figées, et qui sans nous sont soumises à l'entropie.
On se met alors dans une position dans laquelle l'enjeu est de prendre soin d'une entité figée, fragile et passive qui sans notre action tombe en ruine.
Le problème, c'est qu’ici, on est en train de parler des processus qui nous ont façonnés dans notre totalité et qui rendent la Terre habitable depuis des milliards d'années…Ceci pour dire l'ampleur du malentendu dans la gamme des métaphores les plus spontanées qu'on va mobiliser pour justifier un projet de restauration écologique.
C'est ça qui est fascinant dans les mots : même dans un mot, il y a des trésors de philosophie cachés.
Une métaphore alternative
La cathédrale en feu n’est donc pas une bonne métaphore pour penser le vivant. A la lumière de ce sentiment, m'est venue une autre métaphore alternative : le vivant, ce n'est pas une cathédrale en flamme, c'est un feu lui-même.
C'est un feu lui-même, au sens où le vivant est un style de dynamique qui, à partir de quelques braises, a une puissance de radiation, est capable de se déployer à la surface de la Terre, et a une puissance de déploiement et d'auto-multiplication qui sont certaines des propriétés d'un feu.
Bien sûr, il ne faut jamais prendre [trop] au sérieux une métaphore. (…) Par exemple le feu au sens littéral est un processus qui génère de l'entropie alors que le vivant ne génère pas l'entropie ; mais c'est comme si cette métaphore du feu était capable de rendre visible certaines attributs du vivant que la métaphore de la restauration cachait.
Et en même temps, dès l'instant où il m'est apparu que la métaphore du feu pour parler du vivant était intéressante, une seconde dimension m'est apparue : cette métaphore-là permet de restituer aussi quelque chose de plus juste dans les paradoxes qui nous lient à l'aventure de la vie sur Terre.
L'un de ces premiers paradoxes est celui-ci : comment penser quelque chose qui est en même temps plus ancien, plus grand et plus puissant que nous (la vie sur Terre nous a façonné et rend encore la Terre habitable aujourd'hui) mais qui est simultanément fragile et qu'il faut défendre ? Comment tenir ensemble ce paradoxe : la vie sur Terre est quelque chose dont on a besoin de prendre soin, mais ce soin ne peut pas être de la restauration analogue à ce qu'on fait pour les bâtiments nationaux ? Quel est le type d'action qui fait sens lorsqu’on imagine le vivant comme un feu ?
Eh bien, c'est ce que j'appelle « raviver » : laisser au vivant les conditions d'expression de ses propres puissances de réparation. Littéralement on ne peut pas et on pourra jamais restaurer de la vie sur Terre. On peut au mieux restituer les conditions d'expression au vivant pour qu'il exprime lui-même ses propres puissances d'auto-réparation et de régénération.
Ce qui m'apparaît donc intéressant dans l’approche de la métaphore, c’est que ce n’est pas simplement une manière de rendre visible un aspect caché d'un phénomène ; c'est aussi une manière d'ouvrir des chemins de l'action bien particuliers, de rendre possible certains modes d'agir.
Et pour autant, au moment même où cette métaphore m'a semblé pertinente, elle m'a semblé aussi infiniment insuffisante.
Multiplier les métaphores
A partir de là, m'est apparue l’idée suivante : une manière de penser, de parler, qui permettrait d'explorer la richesse des dimensions du fait vivant, n’est pas d’en faire une métaphore mais de multiplier les métaphores.
Au fond, c’est ce que font les penseurs de la biologie depuis toujours. Dans les années 1830, Darwin soutient que ce qu'on appelle « arbre de la vie » mériterait plutôt de s'appeler un « corail de la vie ». En effet, le vivant, comme un corail, n’a pas de structure hiérarchique avec un tronc et une direction : il buissonne plutôt dans toutes les directions. De même, seules les parties en surface des récifs coralliens sont encore vivants, à la surface du présent : le reste, qui correspond au passé, a disparu, n’est plus vivant. Le corail de la vie est une métaphore pour parler de la diversification évolutionnaire.
Dans d’autres discours en biologie, on trouve d’autres métaphores intéressantes. Par exemple, dans le travail de David Quammen on trouve la métaphore du vivant comme un tapis persan. L'originalité d'un tapis persan tient à son style de tissage particulier : si vous prenez un tapis de 10 mètres sur 10 et que vous coupez des carrés de 1 mètre de côté, vous n’aurez pas à la fin dix tapis de 1 mètre carré, mais seulement des fils qui se défont. Le mode de tissage d’un tapis persan est tel que vous ne pouvez pas couper à l'intérieur sans fragiliser la totalité de l'édifice.
Cette métaphore du tapis persan permet de rendre intelligible un aspect central des dommages qu'on génère sur le monde vivant : l'éco-fragmentation. Imaginez une forêt que vous traverseriez de routes, de lignes TGV, de structures artificielles, tout en la conservant à superficie égale : vous pourriez dire que puisque la superficie de la forêt est égale, rien n’a été détruit. Pourtant vous aurez fragmenté le milieu et les dynamiques qui le rendent habitable, et donc fragilisé un grand nombre de processus, espèces, lignées qui y vivent. Même si vous avez la même surface à la fin, vous n'avez plus de forêt parce que vous avez rendu impossible toutes les circulations qui la rendent vivante et fonctionnelle.
Une autre métaphore proposée par Georgina Mace, une écologue de l'Université de Londres, dit que le vivant est une bibliothèque, au sens où chaque forme de vie, chaque lignée, chaque cellule, est porteuse d'un livre, d'une mémoire, qui restitue la totalité de l'histoire des interactions que cette lignée a eu avec son passé (les espèces qu'elle a connues depuis l'origine de la vie). A cet égard, fragiliser ou détruire la biodiversité, c'est brûler la bibliothèque de la vie.
Le problème, c'est qu'une bibliothèque est là encore un objet passif et figé. Une bibliothèque n'écrit pas de livres, or le vivant crée des espèces tout le temps. Il faudrait donc ajouter d’autres dimensions à cette métaphore (…).
(…) C'est ça qui m'intéresse : le genre d'inconfort mental que je voudrais générer en disant que le vivant est un feu, et que ce n’est pas un feu parce que c'est un tapis persan, et que ce n'est pas un tapis persan parce que c'est une bibliothèque, et que ce n'est pas un bibliothèque parce que c’est un corail…Ou alors, dit autrement, c'est en même temps une bibliothèque en flamme et un feu ; c'est en même temps un tapis et un fleuve ; c'est en même temps un corail et une symphonie, pour utiliser une autre métaphore de Denis Noble.
Pour nous primates, héritiers d'un cerveau qui n’a pas été façonné pour penser l'aventure de la vie sur Terre, quel genre de ressources linguistiques et conceptuelles peut-on mobiliser pour essayer de sentir les différentes dimensions du fait vivant ? Dans quelle mesure ne pourrait-on pas capter certains des paradoxes constitutifs de ce phénomène fascinant, en pointant une forêt, et en disant, regardez ce feu, ce tissu, cette bibliothèque ? Et pour, ainsi, nous approcher des parages du vivant... Je vous remercie ».
Conférence de Baptiste Morizot du 3 avril 2023 au Collège de France (Chaire Biodiversité et écosystèmes). Lien vers la vidéo ; lien vers les ressources bibliographiques.
Cette série d’été spéciale biodiversité se poursuit le mois prochain. Retrouvez les numéros précédents sur ce lien. Vous pouvez soutenir mon travail sur ma page Tipeee ici (merci !). A très vite. Clément
Bonjour,
A propos de l'entropie, il y a une confusion courante entre le concept physique en soi et la description "métaphorique" du phénomène, en parlant "d'augmentation du désordre" seulement. Le "désordre" en science physique n 'est pas le même que celui dans votre salon et la vie n'est pas un phénomène "ordonné" (structuré oui, par contre). Ce qui fait "marcher" tous les phénomènes physiques de l'univers et donne la "sensation de temps", c'est que l'entropie, qui est une mesure relative de l'état du monde, augmente toujours. C'est-à-dire que ΔS ≥ 0.
Il va ainsi de la "vie" qui est une structure dissipative particulière d'énergie et donc d'entropie.
Mais Carlo Rovelli, physicien philosophe, en parle très bien dans l'extrait suivant :
"Les êtres vivants sont constitués de processus similaires, qui se déclenchent les uns les autres. La basse entropie du Soleil s'accumule dans les plantes grâce à la photosynthèse. Les animaux se nourrissent de basse entropie lorsqu'ils mangent. (Si nous n'avions besoin que d'énergie, et non d'entropie, nous irions tous au chaud au Sahara au lieu de manger.) À l'intérieur de chaque cellule vivante, le réseau complexe de processus chimiques est une structure qui ouvre et ferme des portes à travers lesquelles l'entropie augmente. Des molécules jouent le rôle de catalyseurs qui permettent d'amorcer les processus ou de les freiner. L'augmentation de l'entropie dans chaque processus individuel est ce qui fait fonctionner le tout. La vie est ce réseau de processus d'augmentation d'entropie qui se catalysent les uns les autres. Ce n'est pas vrai, comme on le dit parfois, que la vie engendre des structures particulièrement ordonnées, ou diminue l'entropie localement : c'est simplement un processus nourri par la basse entropie ; c'est un passage au désordre autostructuré, comme le reste de l'univers."
Carlo Rovelli, L'Ordre du temps