La vague de gel qui frappe depuis début avril les agriculteurs et les viticulteurs est « probablement la plus grande catastrophe agronomique de ce début de XXIe siècle » selon les mots du ministre de l'Agriculture. D’après Serge Zaka, docteur en agroclimatologie et administrateur de l’association Infoclimat, c’est même « la plus importante depuis la révolution agricole » des années 1950.
98% du territoire est concerné. Pour la vigne, « c’est l’hécatombe du Languedoc jusqu’à Reims en passant par Dijon et les Côtes-du-Rhône, mais aussi dans le Sauternais pour le Bordelais » relate Serge Zaka. « C’est la première fois depuis 1947 que toute la Vallée du Rhône et le pays méditerranéen sont victimes du gel. Les dégâts vont être considérables ».
Pourquoi en parler ici ? Parce que cet épisode est « une marque claire et nette du changement climatique », comme l’explique Serge Zaka dans un entretien à Marianne :
« Ce qu’il faut retenir de cet épisode, c’est davantage la douceur de la semaine précédente : 240 records de chaleur ont été battus en deux jours fin mars, soit un record dans 40 % du parc de stations de Météo France. Cet évènement de douceur exceptionnelle a permis aux végétaux d’exploser. (…) Avec le réchauffement climatique les bourgeons éclosent plus tôt, mais les gelées d’avril restent ensuite bien présentes [et sont alors particulièrement destructrices], quand bien même elles pourraient diminuer en intensité, de -8°C à -5°C ».
Les effets du changement climatique ne sont donc pas qu’un enjeu d’avenir : ils font d’ores et déjà partie du présent. « Les douceurs en hiver - c’est une observation et non une prédiction - font éclore les bourgeons de plus en plus tôt. Les cerisiers du Japon ont éclos à Tokyo le 21 mars, date la plus précoce depuis… l’an 812. En France, on avait deux semaines d’avance fin mars. Avoir -1, -2, -3°C en avril c’est normal, avoir 28°C en mars, ça ce n’est pas normal. Comme il fait de plus en plus doux, ce type d’épisode va se reproduire ». (Pour plus de précisions, lire l’analyse prémonitoire qu’il avait publiée il y a un an, ou cet entretien).
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Il y a un mois, la revue de l’Institut Polytechnique de Paris avait justement publié un dossier spécial consacré aux impacts du changement climatique sur le vin et aux solutions d’adaptation envisagées. Ce dossier m’avait intéressé car il donnait la parole à différents spécialistes et croisait ainsi les regards.
Dans ce numéro, je vous en propose une synthèse, divisée en 5 parties courtes :
Quelles conséquences du changement climatique sur les vignes ?
Avec quels effets sur les arômes ?
Qu’en est-il des attentes des consommateurs ?
Comment adapter le vignoble au changement climatique ?
Nouvelles géographies du vin : l’exemple de l’Angleterre
Bonne lecture, et plein soutien aux agriculteurs et viticulteurs touchés.
1/ Quelles conséquences du changement climatique sur les vignes ?
Jean-Marc Touzard, directeur de recherche INRAE et ingénieur agronome, décrit dans un article les premiers résultats d’un grand projet de recherche étudiant les effets de l’évolution du climat sur le vin. Il montre que ces effets sont déjà perceptibles depuis des années :
• Les stades auxquels passe la vigne sont tous plus précoces (débourrement, floraison, véraison, maturité du raisin). Ainsi la date des vendanges est en avance de plusieurs semaines par rapport aux années 1980.
Exemple : la récolte du Châteauneuf-du-Pape commence désormais fin août-début septembre alors qu’elle avait lieu entre le 20 septembre et le 5 octobre dans les années 1950.
• Les vignes transpirent davantage et font face à des étés plus secs. En conséquence, leur stress hydrique augmente, surtout dans le Midi, ce qui modifie les rendements.
Exemple : à Gruissan, dans l’Aude, les précipitations ont diminué d’environ 25% depuis 1990.
• Avec la multiplication des événements climatiques extrêmes (canicule de 2003, coup de chaleur du 28 juin 2019 en Languedoc…), les vignes sont même parfois grillées sur place - « comme passées au chalumeau » pour citer ce témoignage d’une vigneronne en 2019, photos à l’appui.
• La composition des raisins et les caractéristiques des vins s’en trouvent modifiées : ceux-ci ont plus d’alcool, moins d’acidité et dégagent des arômes différents, avec des notes souvent plus confiturées et moins complexes.
Exemple : le degré alcoolique moyen des vins du Languedoc est passé de 11% en 1984 à plus de 14% en 2017 alors que leur pH a augmenté, réduisant ainsi leur acidité et leur fraîcheur.
2/ Comment les arômes sont affectés
Les œnologues Alexandre Pons et Philippe Darriet apportent ici des précisions concernant les vins de Bordeaux, résumées ci-dessous :
• « L’arôme des vins rouges évolue depuis les années 2000. Ainsi, on dit des Bordeaux qu’ils n’ont jamais été aussi bons parce que leur qualité est beaucoup plus homogène. Mais force est de constater que les odeurs de fruits frais (fraise, cassis), qui contribuent à la singularité de ces vins, laissent place à des odeurs de fruits confiturés (pruneau) caractéristiques des vins issus de régions viticoles plus méridionales ».
• Outre les arômes de fruits confiturés, « les vins du changement climatique font ressortir des arômes de fruits secs et de vieux bois ».
• « Il y a aussi une forme de lourdeur dans la perception, alors qu’historiquement les vins de Bordeaux étaient caractérisés par leur fraîcheur, y compris après plus de dix ans de conservation ».
Par ailleurs, en termes de potentiel de garde des vins, «si l’on ne fait rien, il est fort probable que l’aptitude à la conservation des vins de Bordeaux s’en trouve affectée » en raison de l’augmentation du degré d’alcool et de la baisse du niveau d’acidité – deux paramètres clefs dans la stabilité d’un vin.
3/ Ces évolutions correspondent-elles aux souhaits des consommateurs ?
Dans un entretien, Eric Giraud-Héraud, directeur de recherche à l’INRAE et à l’Institut des Sciences de la Vigne et du Vin, explique que « les vins singeant prématurément le réchauffement climatique ne font plus recette » et que « le risque économique se fait déjà sentir ».
Il existe selon lui, concernant les vins de Bordeaux, une « inadéquation entre l’évolution de la demande des consommateurs et les caractéristiques des produits qui leur sont proposés sur les marchés. On observe en effet depuis de nombreuses années une évolution structurelle des vins rouges, avec une augmentation du degré d’alcool, une baisse de l’acidité et une dégradation de la complexité aromatique. Les vins sont aussi souvent plus concentrés, un peu fermés et dominés par des arômes de fruits cuits ».
« Est-ce que cela correspond aux attentes des consommateurs de Bordeaux ? Nous avons montré que non. Pourtant, au cours de ces dernières décennies, de nombreux producteurs ont fait le choix stratégique d’augmenter le degré d’alcool artificiellement alors qu’ils n’y étaient pas encore obligés, sous la pression de conseillers œnologues et d’autres prescripteurs peu visionnaires. Mais aujourd’hui, la demande n’est plus sur ce registre ».
« En 2015, nous avons mesuré et caractérisé le risque économique que peut représenter le réchauffement climatique : un effet de lassitude du consommateur pour des caractéristiques qu’il ne recherche plus. Cet effet est systématiquement négligé par les professionnels de la filière parce qu’ils ont des jugements trop hâtifs, pour ne pas dire naïfs. Nous avons démontré avec un seul marché expérimental (mais il faudrait refaire l’expérience sur d’autres pour bien assoir nos conjectures) que ce que l’on attend d’un vin de ce type, ce n’est plus forcément qu’il soit très alcoolisé, concentré et uniforme. Et la dernière décennie a confirmé cela : crise du marché de certains vins rouges, forte progression du rosé, avec de surcroit le développement de segments particuliers comme le vin bio, et de nombreuses alternatives de boissons moins alcoolisées. »
4/ Comment adapter le vignoble au changement climatique ?
Les viticulteurs et chercheurs explorent et expérimentent plusieurs stratégies.
Jean-Marc Touzard distingue quatre types d’actions, qui mobilisent un large éventail de solutions d’adaptation, de la « modification des pratiques culturales au recours à la génétique, en passant par la transformation chimique des vins » :
1/ Modifier les cépages et leurs porte-greffes en favorisant les variétés plus tardives, plus tolérantes à la sécheresse et aux températures élevées, plus résistantes aux maladies, et produisant moins de sucre et plus d’acidité. Comment ? En réévaluant les cépages existants, en créant de nouveaux cépages par hybridation grâce à la génétique (cf cet article pour des précisions), et en se tournant vers des cépages venus de régions plus chaudes (Italie, Grèce) ou issues…d’autres époques – notamment ceux « qui avaient été délaissés au XIXème siècle, parfois parce qu’ils n’arrivaient pas à une bonne maturité, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui ».
(A ce sujet, l’œnologue Alexandre Pons estime, à propos des vins de Bordeaux, que « ce serait une erreur d’implanter dans ce vignoble des cépages emblématiques d’autres grandes régions viticoles, quand bien même ils seraient plus en adéquation avec le climat local » : il plaide plutôt, justement, pour faire renaître d’anciens cépages de la région bordelaise, dont « la tradition viticole est fondée sur une grande diversité d’encépagement, aujourd’hui réduite à sa portion congrue puisque seuls 3 cépages rouges sont très majoritairement cultivés à Bordeaux »).
2/ Changer la conduite de la vigne et les pratiques agronomiques. Jean-Marc Touzard cite plusieurs pratiques, comme jouer sur la densité des parcelles pour réduire le stress hydrique, organiser le feuillage peut mieux protéger les grappes du soleil, ou encore gérer différemment le sol pour favoriser la rétention en eau. Il indique aussi que l’irrigation au goutte à goutte, pour gérer l’eau de façon plus économe, est déjà en développement dans les vignobles du sud de la France.
3/ Corriger les effets climatiques par l’œnologie : il est possible de désalcooliser le moût ou le vin grâce à des systèmes de membranes, en passant par exemple de 15 à 12 degrés d’alcool, sans modifier le profil aromatique du vin ; d’utiliser des techniques d’acidification (notamment sur les vins blancs, dont la qualité est très liée à leur acidité) ; de sélectionner certaines levures pour diminuer un peu l’éthanol et augmenter l’acidité ; etc.
4/ Réorganiser des plantations dans l’espace.
Soit au sein d’un même terroir, en exposant différemment les parcelles ou en montant en altitude pour trouver plus de fraîcheur (ainsi « les producteurs de vins à Mendoza, en Argentine, plantent désormais à 1 400 mètres d’altitude alors qu’à l’origine le vignoble se situe à 800 mètres » raconte le professeur de viticulture Cornelis Van Leeuwen, qui précise qu’ « évidemment cette solution ne peut pas s’appliquer partout ») ;
Soit via la création de nouveaux petits vignobles dans des régions devenues plus chaudes, par exemple en Bretagne (qui comprend aujourd’hui une centaine d’hectares) ou, de façon moins marginale, au sud de l’Angleterre, où 1 000 hectares supplémentaires sont plantés tous les ans (vins effervescents et vins blancs).
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Chaque cas est bien sûr différent. Pour l’œnologue Alexandre Pons, les vignerons de Bordeaux doivent aujourd’hui « prendre le contre-pied des pratiques des années 1980 et 1990 », période durant laquelle « l’œnologie s’est appliquée à développer des outils pour faire mûrir les raisins. L’enjeu était de réduire le caractère végétal du vin. On a effeuillé les vignes pour avoir un meilleur ensoleillement des baies de raisin, diminué la charge (le nombre de grappes), densifié les plantations…
Il faut aujourd’hui prendre le contre-pied de ces pratiques culturales. Mais on demande aux vignerons de faire l’inverse de ce que l’on leur a conseillé de faire durant près de 20 ans, donc cela prend du temps. »
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En parallèle des solutions citées plus haut, Jean-Marc Touzard invite à compléter ces méthodes d’adaptation par :
-des innovations organisationnelles et financières visant une meilleure couverture des risques climatiques – et ce d’autant plus vu les propos tenus cette semaine par le Ministre de l’agriculture, selon lequel « le risque climatique n’est plus assurable par des assureurs » : « il faut inventer un nouveau modèle ».
-une évolution des règlementations. Ce point de vue rejoint celui du directeur « Vignoble et approvisionnement » de LVMH, cité dans un article centré sur les champagnes. Celui-ci critique la trop grande rigidité des cahiers des charges : « il ne faut pas figer nos recettes dans le marbre alors que l’environnement évolue. Nous demandons un droit à l’expérimentation autant d’un point de vue écologique qu’agronomique sans risquer le déclassement. Les Allemands, les Suisses et les Italiens sont plus souples que nous », estime-t-il.
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Par ailleurs, Jean-Marc Touzard rappelle que les solutions d’adaptation doivent être combinées avec des actions de réduction des émissions du secteur, « grâce à une optimisation des contenants et de la logistique, une économie d’intrants et d’énergies fossiles (…) mais aussi grâce à la capture du carbone qui peut s’organiser dans les vignobles, en augmentant la matière organique des sols, en végétalisant ou en plantant des arbres ».
Enfin, un dernier mot sur le sujet de la responsabilité du secteur : on peut craindre que certaines méthodes d’adaptation au changement climatique employées par certains acteurs créent des effets collatéraux dommageables. Le spécialiste Cornelis Van Leeuwen alerte notamment sur la mauvaise gestion des ressources en eau :
« Il est inquiétant de voir se développer l’irrigation à grande échelle dans un pays comme l’Espagne dont le vignoble est immense et dont les ressources en eau sont limitées. Pour irriguer, on y puise souvent dans des aquifères fossiles, ce qui est un crime contre l’environnement ». Qui plus est, selon lui, « on observe une certaine confusion sur les effets de la température et du manque d’eau. On ne peut pas compenser l’excès de chaleur par l’irrigation ».
5/ Nouvelles géographies du vin
Selon Cornelis Van Leeuwen, « les vignobles deviennent plus chauds partout dans le monde, et le régime hydrique évolue. Mais au nord du 45ème parallèle (Bordeaux, Bologne), les précipitations ont tendance à augmenter alors qu’en dessous, elles ont tendance à diminuer. L’impact du réchauffement est différent selon les secteurs climatiques. Les régions septentrionales avaient des problèmes de déficit de maturité du raisin (arômes herbacés, trop forte acidité, déficit en sucre) qui peuvent être comblés. En revanche, des pays comme l’Espagne ou l’Italie sont plus impactés en termes de qualité ainsi qu’en termes de rendements. Ces régions auront plus de difficultés à s’adapter ».
D’après lui, « la plantation de vignes en Angleterre, en Belgique ou aux Pays-Bas est une conséquence logique du changement climatique. L’Angleterre, par exemple, est en train de devenir un pays viticole mature. C’est un producteur sérieux, qui est aujourd’hui capable de produire des vins de qualité se vendant entre 25 à 30 euros la bouteille sur le marché intérieur ».
Sur ces terroirs, ce sont surtout des vins blancs et des vins effervescents qui sont produits, « car leur exigence climatique est plus faible que celle des rouges. Ces vins requièrent une acidité soutenue, des raisins peu sucrés et peuvent donc être produits sous des températures relativement fraîches. On observe cela depuis longtemps en Alsace et en Champagne ».
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Focus sur le Royaume-Uni :
L’augmentation des températures au Royaume-Uni y favorise la production de vin. Selon Alistair Nesbit, climatologue spécialisé dans le secteur viticole britannique, « le secteur a connu une croissance de 200 % au cours des dernières années en termes d’échelle et de volume. On cultive maintenant du vin dans des régions qui étaient trop froides il y a seulement 30 ou 40 ans. Le Royaume-Uni compte aujourd’hui plus de 700 vignobles produisant du vin, et environ 3 000 hectares de vignes », même si cela reste une goutte d’eau par rapport à la France (800 000 ha), à l’Italie (650 000 ha) et à l’Espagne (1 million ha).
« Les conditions ne sont cependant pas aussi idéales qu’il n’y paraît », nuance-t-il : le temps chaud n’est pas le seul facteur faisant pousser le raisin, et les vignobles britanniques sont très exposés à des conditions météorologiques (risque de gel, précipitations instables) particulièrement variables d’une année sur l’autre.
Du reste, aujourd’hui, les rendements du secteur viticole britannique restent faibles malgré de nombreux investissements. Selon une étude, il n’y aurait rien de rédhibitoire : ces faibles rendements s’expliqueraient par un emplacement inadéquat des vignobles. Un projet de recherche a cependant été lancé pour étudier plus précisément le sujet.
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Pour en savoir plus, rdv sur ce lien pour lire en entier le dossier de la revue de l’Institut Polytechnique (qui - faut-il le préciser ? - est évidemment loin d’épuiser le sujet !).
C’était le 35e numéro de Nourritures terrestres (numéros précédents ici). Vous pouvez soutenir mon travail sur ma page Tipeee ici : merci, et à bientôt !
Merci Clément pour cet article dense et intéressant. La phrase que j'en retiendrai est "le risque climatique n’est plus assurable par des assureurs". C'était clairement prévisible mais l'entendre prononcée par un ministre est un pas de plus. Ce changement impressionnant concernant la viticulture en France touchera d'autres secteurs et en tant que "public", on se demande qui organise la planification de ces changements. Par exemple, en zone AOP Comté où la production laitière de vaches montbéliardes est en croissance folle (production de Comté multipliée par 2 en 30 ans + exportation en pleine croissance avec impact important sur l'environnement), les agronomes prévoient que dès 2070, la Franche-Comté n'aura plus le climat QUE pour accueillir moutons et chèvres. Exit les vaches. 2070, c'est dans 50 ans, c'est à la fois lointain et proche. Et pour l'instant, la course folle à la production toujours grandissante ne donne pas l'impression que l'on prend ça au sérieux... Les années à venir me terrifient, pour le monde agricole et pour nous tous.
Merci pour cet article !
La consommation de vin est en chute libre en France, obligeant à exporter toujours plus et toujours plus loin. Il me semble donc qu’il est temps de transitionner la viticulture vers un autre type de production plus adapté au dérèglement climatique et plus essentiel à notre alimentation.