J’ai interrogé ces deux dernières semaines plusieurs chercheurs et chercheuses qui travaillent sur le climat pour connaître leurs points de vue sur les liens entre émotions et changement climatique. Je leur ai posé deux questions : 1/ Le changement climatique a-t-il sur eux des incidences émotionnelles, si oui lesquelles, et celles-ci ont-elles évolué dans le temps ? ; 2/ Comment perçoivent-ils le sujet de l’écoanxiété (l’angoisse liée au changement climatique et aux dégradations écologiques, qui fait de plus en plus parler, s’agissant des jeunes générations mais pas seulement), et estiment-ils avoir un rôle à jouer sur ce sujet en tant que climatologues ?
Ce sont des sujets que je voulais aborder ici depuis un certain temps. Un déclic m’a conduit à me lancer enfin dans ce travail d’entretien : les mots, forts et très bien trouvés, du climatologue Christophe Cassou adressés aux Sénateurs il y a un mois en conclusion de l’audition où il était venu présenter le dernier rapport du GIEC – mots que vous pouvez lire ici en version texte, et dont je vous propose ci-dessous un extrait :
« Comment vous sentez-vous émotionnellement parlant après ce moment ? Nous venons de vous dresser un tableau très clair mais sombre, nécessitant des actions courageuses. (...) Comment vous sentez-vous ? Curieux d'en savoir davantage ? Impuissants ou paralysés par le défi immense (...) ? Vous sentez-vous anxieux, comme cette jeunesse qui exprime très clairement ce sentiment ? Dissonants (...) ? Boostés par ce moment d'échange ? Davantage convaincus et revigorés (...) ? Quel est votre état émotionnel ? De prime abord, cette question peut vous paraître incongrue mais elle ne l'est pas. Elle est centrale ».
Avant de découvrir les témoignages des 6 scientifiques interrogés, quelques mots de contexte :
-Sur la forme : j’ai choisi de publier de longs passages de ces entretiens car c’est la forme qui me paraît la plus pertinente ici et la plus honnête vis-à-vis de ce que m’ont dit ces chercheurs, qui ont accepté de s’exprimer sur un sujet délicat - et je les en remercie encore. J’ai donc préféré éviter le type d’article qui commente chaque témoignage ou tire artificiellement un fil pour en dégager une cohérence – et ce d’autant plus que ces témoignages n’ont pas vocation à être représentatifs de l’ensemble des climatologues.
-Sur le fond : j'ai laissé chacun s'exprimer à sa manière et développer ainsi certains points plutôt que d’autres, à partir de questions volontairement larges. Leurs réponses sont intéressantes pour découvrir leur état d’esprit, leurs propres questionnements, et, parfois, les différences voire clivages au sein de la communauté des climatologues, qu’il s’agisse de leur approche de la question émotionnelle, de leur vision de l’écoanxiété, ou, plus globalement, du rôle que devraient jouer les scientifiques du climat aujourd’hui, avec une double question : celle de la communication et de l’engagement citoyen – des questions qui ne sont pas nouvelles mais qui se posent avec une acuité particulière depuis trois - quatre ans.
Je précise d’ailleurs que j'ai rencontré un refus de la part d'un chercheur qui estime - et c'est évidemment son droit de le penser - que les émotions de chaque chercheur, « personnelles par définition », n'ont pas leur place dans le débat public, et que s’y intéresser contribue à « la mode "du ressenti" et de "l'émotion" que chaînes d'information en continue et réseaux sociaux cultivent avec délectation ».
Chacun se fera son propre avis. Pour ma part ce sujet me semble important : j’y reviendrai donc dans de prochains numéros. D’ici là, je vous souhaite une bonne lecture.
Xavier Capet, directeur de recherche CNRS, membre du Laboratoire d’Océanographie et du Climat (LOCEAN)
[Les émotions sont-elles importantes à prendre en compte dans votre travail sur le climat ? Si oui pourquoi ?]
« La communauté climat est prise depuis un certain nombre d'années voire de décennies dans une croyance : l’idée que régler le manque d’information et de compréhension sur le changement climatique va permettre d'enclencher un certain nombre de choses dans la société – et donc l’idée que le cœur du problème serait la question du rationnel, de l'accès à l’information climatique et de sa bonne compréhension. Cette idée, qui va d’ailleurs au-delà du sujet climatique et concerne la science en général, s'appelle en anglais le « information deficit model ». Or un certain nombre de travaux montrent que si c’est effectivement l’une des sources de difficultés, ce n’est pas du tout la seule. La question est : que peut-on essayer d’ajouter d’autres? Peut-être des éléments de communication entre êtres humains qui portent sur des choses moins rationnelles - et en particulier les émotions. J'ai remarqué dans ma vie personnelle que, face à des amis avec lesquels la discussion rationnelle sur le changement climatique devient complètement bloquée, le fait de revenir à ce que ce sujet me fait à moi permet souvent de réouvrir des portes ».
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[En tant que scientifique, parler de ses émotions est-il une bonne approche ?]
« Il faut faire attention avec ce qu'on manipule, avec qui on en parle. Il y a bien entendu des éléments de pudeur qui sont importants ; chacun fera preuve de discernement. Mais pour moi les aspects émotionnels en lien avec le changement climatique sont quelque chose dont on peut parler. Il faut donner la possibilité de communiquer dans un espace où les émotions sont présentes - les miennes et éventuellement celles des autres. Cela ne me choque pas que des collègues ne le fassent pas, mais à titre personnel je trouve ça étrange qu'on imagine parler d'un sujet pareil en essayant d'évacuer la question émotionnelle. Les émotions sont là de toute façon ; on peut décider de les expliciter ou pas, mais pour ma part j'ai tendance à choisir de les expliciter. Il ne s’agit pas de me répandre sur ce que me fait le changement climatique, mais il y a des moments - par exemple dans des échanges avec le grand public, avec des militants ou avec des proches - où le fait de parler des émotions qui nous travaillent sur cette question peut être tout à fait utile, tout en étant respectueux du souhait des autres de s'engager ou non sur ce terrain ».
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[Et vous personnellement ? Le changement climatique a-t-il sur vous une incidence émotionnelle, si oui laquelle ?]
« Je suis très exposé au changement climatique à la fois par ce que je lis et aussi dans une moindre mesure par ce que je produis. Cela a des incidences émotionnelles, et pas seulement émotionnelles : ça modifie mon état affectif. Depuis quand ? J'aurais tendance à dire depuis la naissance de mon fils en 2015 - là s’est produit un changement pour moi, en lien avec une certaine perspective temporelle de ma vie et de la sienne. Et puis, il y a eu une évolution majeure en 2018, comme pour beaucoup d'autres collègues et de citoyens, en France en particulier mais en Europe de l'Ouest plus globalement. On en a beaucoup discuté avec un petit groupe de quelques dizaines de personnes dans mon laboratoire, et on était globalement tous d'accord sur le fait qu'il s'était passé quelque chose en 2018. En ce qui me concerne, il y avait déjà une inquiétude mais elle s'est aggravée en 2018, et s'est mêlée à de la colère.
Pourquoi 2018 ? Ce qui revient régulièrement dans ces discussions avec mes collègues, c'est :
La montée du mouvement climat, en particulier sous la pression des plus jeunes ;
La démission de Nicolas Hulot ;
La netteté des manifestations du changement climatique en France (il y a eu une canicule assez forte en 2018) et dans le monde, et plus globalement la récurrence de ces manifestations ;
Et peut-être l'espèce de cerise sur le gâteau : le rapport 1.5 °C du GIEC publié à l'automne 2018, qui, bien qu'on était tout de même au courant du contenu, nous a bousculé y compris dans la communauté climat notamment par ses choix de communication (le fait de souligner que chaque demi-degré compte et que chaque action compte). »
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[Quelles émotions avez-vous ressenti à ce moment-là ?]
« J’ai ressenti de la colère, d'abord.
- Colère contre les dirigeants politiques nationaux qui sont dans la duplicité permanente sur le sujet de l'écologie depuis longtemps, comme sur d'autres sujets ;
- Colère contre les dirigeants du monde industriel et financier qui sont engagés dans du greenwashing à grande échelle pour préserver des intérêts particuliers depuis très longtemps.
- Et enfin colère contre moi-même - et c’est celle-là qui a peut-être été la plus intense -, de m’être illusionné pendant tant d'années sur le fait que la réponse au changement climatique finirait par venir d'une action synchronisée, pilotée d'en haut par des gouvernements nationaux et supranationaux, enfin sincèrement acquis à la cause de l'environnement et prêts à en assumer les implications, en particulier sociales - car on ne va pas résoudre le défi de la transformation écologique si on s'intéresse pas aussi aux inégalités sociales. »
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[Quelles conséquences cela-t-il eu sur vous ?]
« Tout cela, y compris en particulier la colère contre moi-même, qui a été partiellement accompagnée de tristesse, m’a conduit à réaliser des inflexions importantes dans ma vie et en particulier professionnelle.
D’abord avec un engagement beaucoup plus marqué sur les questions de communication avec le grand public et d’échanges avec les collectifs militants.
Cela m’a fait aussi évoluer dans mes questionnement scientifique : j’ai adopté une autre façon de voir les grands thèmes scientifiques que j’aborde. Une partie de mon activité concerne l'estuaire du Sine Saloum [au Sénégal], un estuaire mangrovien où vivent des communautés qui dépendent étroitement de l’exploitation de coquillages et de poissons. Jusqu’alors, étant physicien, la manière dont je menais cette recherche était très liée à des questions de physique que je me posais. A partir de 2018 j'ai ressenti le besoin de connecter mes travaux plus directement aux besoins de ces communautés : qui étaient-elles et surtout qu’allaient-elles devenir ? La question de l'adaptation a commencé à prendre un plus grand rôle dans mes interrogations.
Enfin, nous avons mené tout un travail au sein du laboratoire (LOCEAN) de mise en cohérence de nos pratiques avec les impératifs liés au changement climatique, qui nous a pris beaucoup de temps et d’énergie depuis l'automne 2018. Notre objectif : faire émerger une culture bas carbone de la recherche, avec en particulier la question de savoir comment moins voyager. Au laboratoire, nous sommes depuis le début de l'année 2020 sous rationnement carbone, avec des quotas, qui vont se réduire au fil du temps. Cela nous a pris presque un an et demi à mettre en place : il y a eu un vote, et le laboratoire a accepté une proposition travaillée par différentes instances du labo, dont le petit groupe engagé auquel j'appartiens. Et nous espérons une réduction d'environ 50% des émissions liées aux voyages aériens d'ici 2026-2027 ». (Pour plus d’informations sur cette initiative, lire ce thread de Yona Silvy, doctorante dans le laboratoire).
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[Et depuis, vos émotions ont-elles évolué ?]
« Le passage à l'action sur un ensemble de dimensions, personnelles et professionnelles, a beaucoup atténué la colère. Elle n'a pas disparu et c'est probablement une bonne chose parce qu'elle peut jouer un rôle moteur - en tout cas en ce qui me concerne c'est le cas -, mais elle s'est fortement atténuée. Outre l’action, ce qui a joué aussi est une acceptation progressive de la situation du régime climatique, en lien avec une compréhension plus fine de celle-ci, et de l'impuissance de l'action par en haut.
La colère s'est beaucoup atténuée, mais ce qui est resté est un sentiment de tristesse avec lequel je vis, qui n’est pas de l'écoanxiété : je reconnais plutôt le terme de solastalgie. Ce n’est pas un affect de peur, mais de tristesse et de nostalgie du monde qui s'en va sous nos yeux – c’est la définition de la solastalgie, dont je suis effectivement atteint.
Cela ne m'empêche pas de fonctionner et d’être heureux, de profiter des belles choses qui m'arrivent dans la vie, mais cela me rappelle de manière permanente la situation dans laquelle nous sommes et, d'une certaine manière, cela me protège du déni . »
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[Remarquez-vous un phénomène d’écoanxiété autour de vous ?]
« Je remarque le phénomène, mais je fréquente des milieux qui sont pas représentatifs et serais donc prudent sur l'aspect statistique de ce constat. Ceci étant dit une grande étude sortie dans The Lancet en septembre montre que c'est un phénomène qui touche beaucoup de jeunes : il faut donc au moins le prendre en compte.
Bien sûr, en France on continue à vivre dans des conditions qui sont relativement confortables pour une partie assez large de la population ; mais ce n’est pas comme ça que raisonne ou fonctionne un esprit humain. La question des tendances est clef dans la manière dont on se ressent vivre dans le monde : ce n’est pas tant l’état présent qui inquiète que la projection.
Or il y a deux choses qui font que ce serait presque anormal de ne pas ressentir au minimum de l'inquiétude voire de l'anxiété face à la situation. D’une part, une partie des fonctions support de la vie sur Terre est en train d'être profondément altérée par le changement climatique mais aussi par les grands dérèglements écologiques. D’autre part, nous sommes gouvernés par des personnes qui font tout pour promouvoir des réponses technologiques et qui n’ont toujours pas commencé à envisager des modifications comportementales, en particulier pour les classes les plus favorisées, responsables d'une part disproportionnée des problèmes. En négligeant les risques liés à cette approche technologique, ces dirigeants nous poussent à faire un pari qui peut avoir de quoi rendre anxieux : quand on fait un pari pareil, il est évident que l’on peut avoir peur que le pari ne fonctionne pas ».
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[Les climatologues ont-ils un rôle à jouer vis-à-vis de cette anxiété ?]
« On entend beaucoup dans le milieu des climatologues qu’il faut faire attention avec le discours sur l'urgence climatique : ne pas faire peur, parce que la peur démobilise. De ce que j’ai pu observer, ce n’est pas nécessairement le cas, surtout dans les milieux ou auprès des personnes pour lesquelles des marges de manœuvre existent pour participer aux transformations. C’est d’ailleurs ce que j’ai observé en moi : c’est cette tristesse, cette colère, cette peur, qui m’ont mis en mouvement - mais j'avais les ressources, les ressorts et les moyens de le faire. Je pense que ce qui conduit à la peur ou à l’anxiété chronique, c'est d'avoir conscience d'un problème et de se sentir impuissant face à lui.
A partir de cette position un peu nuancée, je retire trois éléments directeurs par rapport à mes interventions ou mes échanges sur le changement climatique :
1/ Sur la partie des contraintes physiques, notre travail - et c'est notre travail premier - est de fournir des éléments objectifs sur la situation climatique, de communiquer sur les niveaux de risque, les trajectoires d’émissions, les incertitudes associées, de manière factuelle, transparente et la plus compréhensible possible. Ici on est dans le rationnel.
2/ Ne jamais oublier que le changement climatique est seulement l’une des difficultés systémiques auxquels nos sociétés sont confrontées. Cela me conduit à faire attention de ne pas trop en faire sur le changement climatique, en me fixant une sorte de garde-fou : ne pas donner au climat une place démesurée non plus.
3/ Enfin, il faut faire attention à une chose : la responsabilité de la transformation ne peut pas reposer sur des groupes qui disposent de peu de leviers ou de marges de manœuvre pour la mener : classes populaires, adolescents…On a des responsabilités à proportion de nos capacités à faire évoluer la situation. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas parler de changement climatique avec ces publics-là, mais il y a des messages de contextualisation spécifiques qui sont importants. »
Hervé Le Treut, climatologue, membre de l'Académie des sciences, aujourd’hui professeur à Sorbonne Université et à Polytechnique après une longue carrière au CNRS :
« Le problème du découragement parmi les climatologues existe, mais on n’est pas des victimes de qui que ce soit : on fait un travail intéressant dans lequel on croit. Il y a bien sûr des moments dans lesquels on se dit que ça ne va pas comme on voudrait, mais on a un métier qui n’est pas nécessairement plus difficile que d’autres. Mon père a été cancérologue pendant des années et je pense qu’il a fait un métier beaucoup plus difficile que le mien.
Le souci que j’ai, c’est plutôt sur la forme inverse : comment, nous climatologues, devons-nous porter des messages cohérents par rapport à ce qu’on veut susciter.
J’ai connu une époque où on était très peu nombreux à parler du changement climatique, quand il n’y avait pas encore le GIEC [qui a été créé en 1988 – Hervé Le Treut travaillait alors depuis dix ans au Laboratoire de météorologie dynamique, et a commencé à faire des simulations de changement climatique en 1986]. On est désormais dans une autre phase, avec une dynamique sociétale forte, même si on voit que les résultats ne sont pas au rendez-vous dans bien des cas.
Ce qui m’interroge c’est cette notion d’écoanxiété et de faire attention à la responsabilité qu’on a par rapport à cela. C’est quelque chose qui m’a surpris par son ampleur. Chez les jeunes, chez les plus vieux, on a des gens qui viennent nous demander « est-ce que c’est foutu ? ». Il y a une vraie inquiétude, qu’on a soulevé, à partir d’éléments qu’on voulait neutres et qui s’articulent sur des faits, des possibilités et impossibilités. Mon but à moi n’est pas de faire peur aux gens. Je n’ai jamais eu ce but-là. La manière dont l’écoanxiété se développe me pose des problèmes de responsabilité, oui, clairement.
Je ressens ça fortement parce que j’enseigne ; cet enseignement, il faut savoir le doser. Et ce n’est pas tout à fait pareil – c’est une difficulté que je rencontre souvent – de s’adresser à des étudiants qui sont très engagés dans ces problèmes-là ou à des personnes qui s’en fichent et qu’on a besoin de « secouer » si on veut qu’elles comprennent. Il y a un besoin d’être très attentif à ce qu’on dit, ce qui rend les choses un peu plus difficiles.
Vis-à-vis de ceux qui prennent le changement climatique très au sérieux - et il faut le prendre très au sérieux - je dirais que notre défi est de donner les bons messages, qui donnent envie aux gens d’être actifs – et puis d’être heureux. Mon souci est celui-là. Donner les bons messages et voir comment le faire avec des publics très différents ».
[Concernant l’écoanxiété elle-même] « Je crois que cette anxiété n’a pas lieu d’être. Je fais partie de la première génération qui n’a jamais connu de la guerre ; on n’a jamais vécu aussi vieux, ce qui n’était pas imaginable auparavant ; etc. On n’est pas dans une phase qui devrait être dépressive. On a beaucoup de choses à faire valoir. Il y a des échecs, sur la diminution des gaz à effet de serre, mais ce n’est pas suffisant pour créer un malaise profond. Il vaut mieux créer de l’action que du malaise. Et je vois que beaucoup de gens sont sur cette dynamique-là, de l’action positive.
En revanche la manière dont on peut communiquer sur ces problèmes-là, ce qu’on peut faire et ce qu’on doit faire, doit changer complètement. Je crois qu'il est important de faire passer un message : il y a des solutions, qui ne sont pas toujours celles auxquelles on pense. Il y a beaucoup de choses qui doivent se faire et qui peuvent être positives. Je crois que c’est ce message-là qu’il faut apprendre à dire.
Je pense effectivement qu’il y a un souci, mais il faut donner à ce souci sa place juste, et c’est le plus difficile. »
Juliette Mignot, chercheuse à l'Institut de Recherche pour le Développement (IRD), membre du laboratoire LOCEAN
« Quand j'ai commencé dans le domaine il y a une vingtaine d'années, on parlait du changement climatique comme d’un futur. Même si notre travail était de le comprendre, de l'anticiper, de le détecter ou non, on le détectait assez faiblement et cela restait une petite perturbation. Au cours des cinq dernières années, il y a vraiment des choses qui ont changé sur les signaux qu'on détecte. C'est assez fort. Certains phénomènes qu'on pensait avoir compris et qu’on attribuait à des variations naturelles et internes commencent à changer : les mécanismes changent, les temps de détection changent, les explications changent. Tout cela donne parfois un petit peu le vertige, le tournis. »
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« L’autre sujet est la question de la prise de parole. J’ai une sensibilité forte et ancienne à la question environnementale, mais pendant longtemps mon parti pris a été de dire : « mon travail est de rester dans mon laboratoire et de fournir la connaissance de base ; je ne veux pas brouiller les cartes, je ne dois pas sortir de ce rôle-là ».
Aujourd’hui cela évolue vraiment. En tant que scientifique, j'ai besoin de sortir de mon laboratoire, voire je pense que c'est maintenant ma mission première. Mon rôle - tout en gardant bien mon point de vue de scientifique, c’est important - est d'aller dans les écoles, dans des conférences, auprès de citoyens, éventuellement auprès de militants et de politiques. C'est, là aussi, une évolution.
Sur ce sujet, il y a toujours ce petit conflit interne de savoir où suis-je scientifique et où suis-je citoyenne. C'est ma conscience de citoyenne qui fait qu’en tant que scientifique je veux sortir de mon laboratoire ; tout ça est donc un peu mélangé. Je crois que les scientifiques ne sont rien d'autre que des citoyens. Voilà pourquoi, dans mon laboratoire [NB : le même que Xavier Capet et Jérôme Vialard, interrogés par ailleurs], on a beaucoup travaillé ces deux dernières années sur cette question de la communication autour du changement climatique. C’est ce parti pris de dire : il y a urgence, il faut qu’on sorte de nos labo, il faut qu'on communique plus. Cela remonte à 2018-2019 : le rapport 1.5 °C du GIEC, quelques années après les accords de Paris, la démission de Nicolas Hulot, les mouvements Youth for Climate, Greta Thunberg, etc. - un peu comme la société en fait, on n’est pas forcément plus en avance. »
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« Une fois qu'on a fait ce constat, l’un des gros freins et l’un des gros questionnements viennent de l'intérieur de notre communauté : autant la société, les journalistes, les citoyens, les professeurs, veulent tous qu’on viennent, qu’on parle, et veulent éventuellement entendre des mots comme urgence climatique ; autant dans notre communauté ce n’est vraiment pas si simple. Un certain nombre de questions se posent sur la place du scientifique, sur l’éthique, sur le besoin de ne pas édulcorer notre légitimité scientifique au nom d'un certain militantisme et de certains engagements.
Tout le monde n'est pas d'accord parmi les chercheurs, et je trouve qu’il y a vraiment un conflit de générations, avec une gradation, des jeunes qui poussent à ce qu'on bouge beaucoup plus, jusqu’aux chercheurs plus seniors qui vont dire : attention à ne pas faire peur, à ne pas brusquer - sauf que pour ma part, je crois que ce n’est pas forcément ça que les gens veulent entendre et surtout ce n’est pas forcément ça que j'ai envie de leur dire, parce que ce n’est pas ce que je pense, en fait.
En termes de ressentis et d’émotions il y a donc en ce moment beaucoup de questionnements sur la façon de se positionner voire de débattre dans la communauté scientifique. »
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[L’écoanxiété : est-ce un sujet pour vous ? Observez-vous le phénomène ?]
« Pour moi c'est un vrai sujet et je le rencontre vraiment autour de moi, dans ma vie privée parce que je pense vivre avec quelqu'un qui est écoanxieux mais aussi au-delà : je le vois dans certaines interventions où des gens viennent nous dire : « je ne sais pas quoi faire, je suis très inquiet mais je me sens complètement impuissant, aidez-nous, comment est-ce qu'on peut sortir de là » - des gens qui, aussi, ont envie d'entendre que tout petit pas est bon, que chacun peut faire à son niveau, ne serait-ce que s'informer, en parler autour de soi, commencer chacun à sa mesure. [En tout cas ] oui pour moi c’est un sujet très très concret, et c’est un vrai phénomène. Il y a vraiment des gens qui nous disent : « ça me terrorise » y compris « je veux pas avoir d'enfant parce que je ne crois pas en l'avenir ». »
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[Les climatologues ont-ils un rôle à jouer sur ce sujet ?] « C'est compliqué : je pense que le rôle qu'on a à jouer est de continuer à alerter, mais on se heurte à des gens qui disent « attention à ne pas faire peur » - à mon avis pour de mauvaises raisons parce que, désolée de le dire, je pense qu'on a raison d'être inquiets.
La question est importante en particulier pour les jeunes, y compris les gens de mon âge, ceux qui vont arriver aux postes à haute responsabilité pendant les dix prochaines années : il faut que ce soit vraiment au centre de leurs préoccupations. Certes il ne faut pas braquer les gens mais là il faut agir, en fait.
C'est tout ce débat de dire « attention aux mot “urgence”, attention à pas l'utiliser tout le temps, il faut que chacun se sente concerné ». Il faut bien sûr embarquer tout le monde, mais diminuer le discours d’urgence sous prétexte que cela va brusquer les gens et leur faire peur, je ne pense pas que ce soit la chose à faire ».
Lire la deuxième partie
Cet article est le 45e numéro de la newsletter Nourritures terrestres. Merci à tous ceux qui soutiennent mon travail sur ma page Tipeee. Vous pouvez (re)lire les numéros précédents ici. Clément
Un immense merci pour ce substack. Si précieux !
Un immense merci pour ce substack. Si précieux !