« La fabrique de la ville est droguée au sol agricole et le sevrage est difficile » (Sylvain Grisot, urbaniste, auteur du “Manifeste pour un urbanisme circulaire”)
« Sortir de notre addiction à l’artificialisation sera aussi complexe que sortir de notre addiction aux produits pétroliers » (Philippe Bihouix, Sophie Jeantet et Clémence de Selva, auteurs de “La ville stationnaire – En finir avec l’étalement urbain”)
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Partons du début : à l’origine, c’est à dire il y a deux mois, l’artificialisation des sols, je n’y connaissais rien - à part brièvement ses impacts négatifs sur les sols (dont le rôle clef pour nos besoins vitaux a été très bien vulgarisé ces dernières années par le biologiste Marc-André Selosse) et le vague souvenir d’un sigle central (ZAN – on va y revenir). Le sujet m’apparaissait comme technique, jargonneux, accaparé par des débats d’experts et controverses entre professionnels - bref peu accessible et, disons-le, un peu chiant.
Pourtant la logique voudrait qu’il en soit autrement : la question de l’artificialisation est au carrefour des grands enjeux d’aujourd’hui et de demain (biodiversité, logement, alimentation, atténuation du changement climatique, adaptation climatique, inégalités, développement local, aménagement du territoire…) et devrait donc non seulement intéresser largement mais, surtout, être accessible à tous les citoyens - sans nier sa complexité mais sans charabia.
Et ce d’autant plus que les signaux d’alerte ne manquent pas sur l’importance du sujet. Une tribune parue début décembre dans Le Monde, coécrite justement par Marc-André Selosse avec d’autres spécialistes, m’avait frappé (« Nous gaspillons nos terres agricoles de façon affolante. (…) La France compromet grandement sa souveraineté alimentaire. Il est urgent d’agir. (…) Nous devons les sols à nos enfants : continuer à les artificialiser peut les affamer demain… ou les rendre dépendants de politiques alimentaires décidées ailleurs »). Ses auteurs critiquaient durement les insuffisances de la récente loi sur l’artificialisation.
Alors, en apprenant que le dernier livre de Philippe Bihouix, coécrit avec les architectes Sophie Jeantet et Clémence de Selva, était centré sur le sujet, l’occasion était toute trouvée pour me plonger enfin dans cette question de l’artificialisation – « ce terme imprononçable, comme l’ont d’ailleurs démontré les débats parlementaires », écrit malicieusement l’urbaniste Sylvain Grisot (qui ajoute – plantons le décor – que « la loi et ses décrets ne nous ont toujours pas permis de comprendre ce que le mot artificialisation veut vraiment dire » !).
Tout au long de ses 300 pages, denses et illustrées par une quarantaine d’illustrations explicatives, « La ville stationnaire » m’a été précieux pour défricher les enjeux du sujet, pour pouvoir ensuite croiser les regards avec d’autres travaux et analyses (ce rapport remis au gouvernement en 2019, cette étude de l’Inrae, cette publication de la Fondation pour la Nature et l’Homme, celle-ci de la Fabrique de la Cité, ce rapport scientifique, etc.).
A la fin : une synthèse, dans ce numéro, de la position des trois auteurs (en particulier sur le “comment agir”), et de ce que j’ai appris et compris par ailleurs sur l’artificialisation (en France), avec l’accent sur ce qui me semble intéressant et utile à savoir. Alors voici le travail.
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Partie 1 : Comprendre l’artificialisation
Cette partie aborde 4 grandes questions :
Artificialisation : de quoi parle-t-on ?
Pourquoi l’artificialisation des sols est-elle un problème majeur ?
Quelle tendance ?
D’où vient l’artificialisation ?
On y verra notamment que :
Le terme d’artificialisation n’a pas de définition scientifique internationale. C’est surtout une notion franco-française : au niveau mondial sont surtout utilisées les notions d’urbanisation, d’imperméabilisation, de dégradation des sols et de consommation d’espaces.
Tous les sols artificialisés ne se valent pas en termes de dégradation écologique. En France 44% d’entre eux sont imperméables : c’est la forme qui détruit le plus les fonctions du sol et sa biodiversité.
Réciproquement, un sol n’a pas besoin d’être artificialisé pour voir ses fonctions écologiques être altérées (cf les sols agricoles fortement soumis aux pesticides). En réalité certains espaces artificialisés ont parfois, de façon contre-intuitive, plus de qualités environnementales que des espaces considérés comme non artificialisés. L’artificialisation est à prendre comme un indicateur parmi d’autres, avec son lot d’imperfections. Plus encore, il faudrait questionner la pertinence de la distinction binaire entre sols artificialisés et non artificialisés, qui est la vision présente dans la loi Climat.
Les sols stockent plus de carbone (1700 Gt) que les plantes (450 Gt) et l’atmosphère (870 Gt) additionnées. Or leur artificialisation déstocke du carbone et fait perdre au sol de sa capacité à en stocker.
Les sols sont, avec les mers et les océans, les principaux réservoirs de biodiversité de la planète. Leur artificialisation contribue à la diminution du nombre d’espèces présentes, avec une sélection qui s’opère au bénéfice des espèces généralistes et au détriment des espèces dites spécialistes. Résultat : une baisse de la (bio)diversité génétique.
En quantité, la progression des sols artificialisés en France se fait principalement (au deux-tiers) au détriment de terres agricoles. En qualité agronomique, même problème : l’urbanisation se fait à 70 % au détriment des terres jugées de très bonne qualité.
Seules 2% des communes françaises n’ont pas consommé d’espace durant la décennie 2010. L’artificialisation n’est pas due qu’aux grands projets visibles mais aussi à une multitude de petites opérations qui mises bout à bout ont un impact important.
Depuis les années 1980, les sols artificialisés ont progressé 3 à 4 fois plus vite que la population.
Rapporté au nombre d’habitants, le taux d’artificialisation en France est de loin le plus élevé en Europe. Et au rythme observé ces dix dernières années, le taux d’artificialisation, aujourd’hui de 10 %, s’élèverait à 14 % en 2050 et 20 % en 2100.
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On y verra notamment que :
La loi actuelle “Zéro artificialisation nette” (ZAN) autorise, outre des dérogations, des mesures de « compensation écologique » : elle sous-entend donc que l’artificialisation des sols peut se poursuivre en pratique (ce que confirmait le Premier Ministre quelques mois après le vote de la loi Climat : “le législateur ne dit pas stop à l’artificialisation”).
Or la compensation écologique (qui diffère de la compensation carbone) prévue pour la ZAN souffre de nombreuses failles et zones de flou (décrites dans cette partie).
Dès lors les auteurs prônent une zéro artificialisation brute, c’est-à-dire zéro artificialisation « tout court ». Il s’agirait de protéger véritablement « tous les sols, agricoles et non agricoles, qui seraient considérés comme une ressource rare et non renouvelable, un « bien commun » préservé pour les générations futures ». « Une telle orientation permettrait de sortir de la logique du « tout-compensation », qui cautionne in fine un droit de faire ».
« Ainsi, écrivent-ils, nos villes pourraient devenir stationnaires, cesser de grignoter (à l’échelle annuelle), de dévorer (à l’échelle de quelques décennies) leurs terres voisines, en se concentrant sur elles-mêmes, sur leur renouvellement, leur densification — mesurée -, sur leur réparation ».
Face aux critiques de cette proposition (l’objectif ZAN étant déjà lui-même décrit comme très difficile à respecter par différents acteurs), les auteurs expliquent que « stationnaire ne veut pas dire figée » ; jugent qu’il faudra « faire avec l’existant, avec le déjà-là » (« la bonne taille, c’est celle dont on hérite. Nous devrons apprendre à prendre soin et transmettre notre héritage urbain ») ; et, surtout, préconisent de s’attaquer à un « paramètre qui ne fait aujourd’hui pas débat » et qui serait pourtant « le levier le plus puissant » : le volume à construire. Or ils montrent qu’en réalité, à bas bruit, la loi a déjà acté la réduction des volumes à construire, via la stratégie nationale bas carbone…
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Partie 3 : Comment faire, selon les auteurs, pour stopper l’artificialisation
Cette partie, qui intéressera le plus certains lecteurs, est plus développée pour pouvoir décrire suffisamment chaque levier possible. En résumé, les auteurs distinguent trois grands principes à suivre :
Où trouver des m² sans construire ? → Mieux occuper le bâti, en intensifiant les usages de l’existant. Comment ? En agissant sur les logements vacants et les résidences secondaires (gisements mobilisables évalués chacun à 1 million de logements soit environ 2 millions de personnes, donc 4 millions de personnes au total), qui font le plus parler, mais, en réalité, d’abord et avant tout, en agissant sur les logements sous-occupés : le gisement mobilisable serait ici de 7 millions de logements soit près de 10 millions de personnes. Comme pour la question climatique, les ordres de grandeur sont donc centraux ici, pour aller au-delà des idées reçues et de ce qui concentre les lumières médiatiques (ici les logements vacants et les résidences secondaires). Les auteurs discutent aussi des options de transformer des bureaux et d’intensifier l’usage de patrimoine public et de lieux d’activité pour favoriser la mixité d’usages (“jouer sur les rythmes d’occupation : jour/nuit, semaine/weekend, période de vacances scolaires, saisons”).
Puis : Où construire sans artificialiser ? → Mieux utiliser les sols déjà artificialisés. Les auteurs analysent le potentiel de plusieurs pistes : les dents creuses ; les friches ; mais aussi les réserves de densité dans le tissu d’habitation (gisement potentiel de 11 millions de maisons)…et dans le tissu d’activité. Mais plutôt que de densifier dans les quartiers déjà soumis à une forte pression immobilière, “au risque d’une saturation et d’un rejet”, ils appellent à “apporter une intensité urbaine là où elle n’existe pas, dans tous les espaces impensés des politiques urbaines : espaces périurbains et ruraux, entrées de ville, zones d’activité mono-fonctionnelle…Bref, mieux répartir les efforts d’aménagement”.
En somme, pour résumer ces deux premiers points, il s’agit de « passer de la fabrication standard de la ville à la dentelle fine, la haute couture ».
En même temps et pour réussir le tout : revoir l’aménagement du territoire en redistribuant géographiquement les personnes et les emplois dans les territoires où se trouvent déjà les logements. Vaste sujet dont ils discutent et qui implique d’agir aussi sur la nature des emplois, de reterritorialiser certaines productions essentielles, de relocaliser une partie significative de l’alimentation en faisant muter notre système agricole, etc.
La bonne nouvelle est que « ces efforts ne s’empilent pas, bien au contraire ; ils se nourrissent et se renforcent les uns les autres. Il faudra des emplois locaux, pour cette agriculture du futur, pour l’entretien et la rénovation thermique du patrimoine bâti, pour les métiers de l’économie circulaire et de la réparation. Pour rendre cette transition désirable, les habitants devront apprécier leur cadre de vie, dans des territoires redynamisés. Etc. ».
De toute manière, « aucun scénario de réduction des émissions d’ici 2050 ne se permet de tabler sur une poursuite des tendances actuelles : sans « sobriété » à tous les étages (des m² à construire, des usages, des modes de vie et déplacement), personne n’a réussi à montrer comment « boucler » un système durable ».
Comme le disent les auteurs :
« Personne ne dit que ce sera simple. Mais sera-t-il simple de revoir et d’adapter tout notre système de production et de distribution énergétique ? De faire muter notre modèle agricole ? De rénover thermiquement une quantité phénomène de logements ? De faire advenir une économie bien plus circulaire ? De s’adapter aux conséquences inéluctables du changement climatique dont le coup est déjà parti ? Pour ces 30 prochaines années, et les suivantes, on n’est plus à un défi près ! ».
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Partie 4 : Autres regards et autres points d’attention sur l’artificialisation
Le regard de Rémi Guidoum (Fondation pour la Nature et l’Homme) sur la conclusion des auteurs de “La ville stationnaire”, et ses mises en garde par ailleurs.
L’avis critique de l’urbaniste David Miet sur le “besoin de démétropolisation”
Limiter voire arrêter la construction de neuf : un point de vue qui se propage ?
Voir le verre à moitié plein sur la ZAN : l’analyse optimiste de Sylvain Grisot (Dixit.net)
Bonus : les points saillants et intéressants de deux études sur l’artificialisation : celle de la Fondation pour la Nature et l’Homme (FNH), et celle de la Fabrique de la Cité.
Parmi les messages qui me semblent les plus intéressants ici :
“La ZAN ne regarde pas assez le sol comme un écosystème et ne regarde pas assez sa qualité écologique”.
“Le débat sur la ZAN est devenu très arithmétique : il a perdu le sens de l’intention originelle de la loi. On n’entend presque plus parler de climat ni de biodiversité dans les discussions de mise en œuvre. Ainsi presque personne ne fait le lien avec la Stratégie Nationale Bas Carbone. Or construire des habitats légers ou bien des bâtiments de milliers de tonnes n’a par exemple rien à voir, y compris en termes d’émissions de gaz à effet de serre.”
“Il y a un grand absent du débat public : le lien entre artificialisation et climat. Point étonnant de la loi Climat : le lien entre artificialisation et réchauffement climatique n’a pas été établi de façon explicite.”
L’objectif ZAN ne doit pas être décorrélé des enjeux sociaux. Lutter contre l’artificialisation est utile d’un point de vue social. Mais il y a de véritables risques sociaux, pas encore assez pris en compte, liés à la mise en œuvre de la ZAN.
“Plus encore que l’étalement urbain, le véritable problème est l’émiettement. Les métropoles ne s’étendent plus guère par étalement continu de leurs espaces bâtis, mais par émiettement. Or l’émiettement démultiplie les impacts de l’artificialisation des sols sur l’agriculture et la biodiversité”.
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Pour conclure, je citerai ici les mots enthousiastes de l’urbaniste Sylvain Grisot, sur la ZAN :
« Nous n’avions pas eu de débats aussi riches sur la fabrique de la ville depuis deux bonnes décennies. (…) Oui c’est compliqué, partout, mais ça avance. Et c’est cela la vraie surprise : le ZAN malgré tous ses défauts est en train de transformer en profondeur nos pratiques. Partout en France des collectivités s’engagent dans la sobriété foncière et regardent leur territoire urbanisé d’un autre œil. Les faiseurs de villes de tout poil s’engagent dans le recyclage de friches, transforment des bâtiments obsolètes, construisent de nouvelles maisons dans des lotissements vieillissants et réinvestissent les centres-ville au lieu que de laisser filer la vie dans de lointaines périphéries. C’est complexe et cher, mais aussi nécessaire et possible.
(…) Soudain les regards changent, et chacun cherche sa friche. Le sale, le pollué, le marginal et le cher ont tout à coup bonne presse. (…) Des territoires ne pensent déjà plus leur avenir à coup de croissance, mais en fonction des chocs et des pénuries qui les percutent. (…) Partout des élus locaux affrontent la complexité et font. Ce sont eux qui tissent nos territoires habitables du milieu du siècle. Soutenons-les. »
Merci à Rémi Guidoum de la FNH pour ses éclairages pour ce numéro.
Bienvenue aux…620 nouveaux inscrits depuis le dernier numéro. Nous sommes désormais plus de 5000 ici ! Après une pause, Nourritures terrestres reprend donc du service et devrait retrouver un rythme plus habituel. Les numéros précédents sont tous accessibles sur ce lien. Et encore merci à celles et ceux qui soutiennent ce travail sur ma page Tipeee. A bientôt ! Clément
Bonjour Clément, ravi de retrouver ta lettre et bravo pour ce travail. Je poste ici la vidéo des Pop-Up Urbain qui posent très bien je trouve le sujet des ZAN avec comme toujours beaucoup d'originalité et de talent https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=iEwngkHdeuI
Je vous conseille la lecture des ouvrages de certains adhérents de l'association Demographie Responsable tels que Jean Lou Bertaux, Antoine Bueno, Antoine Weachter, Yves Cochet, Michel Sourouille, ainsi que le site demographie-responsable.org. Vous verrez une autre vision du problème de la surpopulation que les visions toujours ressassées par les médias mais incomplètes de Gilles Pison, ou faussées d'Emmanuel Pont.