Virginie Courtier-Orgogozo est biologiste, directrice de recherche au CNRS et responsable de l’équipe « Evolution et génétique » à l’Institut Jacques Monod.
Entre février et mai dernier, elle a été professeure invitée au Collège de France sur la chaire annuelle Biodiversité et écosystèmes.
Dans sa leçon inaugurale, elle explique que « si les humains font face à une crise de la biodiversité sans précédent, c'est en partie parce que notre compréhension du monde est limitée ».
Ci-dessous, retrouvez des extraits de sa leçon inaugurale, où elle décrit plusieurs de ces biais, ainsi que de son cours sur « La conception de la nature » où elle détaille certains exemples.
I – Focus sur trois types de biais
Les citations ci-dessous sont de Virginie Courtier-Orgogozo, et les images issues de ses présentations.
1/ Les biais liés à nos sens
« Nos sens sont limités. La fenêtre de perception visuelle des humains, par exemple, est étroite : nous n'avons pas de perception spatiale des distances au-delà de quelques kilomètres. De plus, notre œil humain perçoit des couleurs entre le violet et l'orange qui correspondent à des longueurs d'onde comprise entre 400 et 800 nanomètres. Nous ne voyons pas dans l'infrarouge ou dans les rayons ultraviolets.
D’autres espèces ont des capacités visuelles différentes : par exemple les abeilles et certains poissons sont capables de voir dans l'ultraviolet proche, à moins de 400 nanomètres. De l'autre côté du spectre visible, des serpents sont capables de voir dans l'infrarouge.
(…) Si on voyait plus de longueur d'ondes, les arcs-en-ciel par exemple nous apparaîtraient plus larges et avec des couleurs supplémentaires. D'ailleurs les abeilles voient probablement des arcs-en-ciel légèrement décalés par rapport à nous.
(…) Voici la photo d'un pissenlit qui a été prise avec un appareil numérique adapté pour filtrer et détecter la lumière ultraviolette.
L'image monochrome obtenue a été colorée à l'ordinateur parce que nous ne pouvons pas voir les couleurs ultraviolettes. Les motifs verts foncés au centre de la fleur sont des motifs que les humains sont incapables de voir à l’œil nu : ce sont des guides de nectar qui contribuent à attirer les insectes pollinisateurs…qui eux peuvent voir la lumière ultraviolette.
Si les humains font face à une crise de la biodiversité sans précédent, c'est en partie parce que notre compréhension du monde est limitée, et notamment par nos sens. Les êtres humains n'ont pas pu se rendre compte rapidement des conséquences néfastes de certaines de leurs actions comme l'utilisation de certains pesticides ou la déforestation afin de les arrêter à temps, car elles concernent des échelles spatiales et temporelles difficiles à appréhender par les humains - qu'elles soient très petites ou très grandes.
De plus, il est encore très difficile aujourd'hui d'évaluer les conséquences de certaines actions humaines sur le monde vivant car elles dépassent nos sens premiers et nécessitent des analyses poussées, multi-échelles.
Cette attitude doit inciter à l'optimisme : cela signifie qu'il reste encore énormément de choses à découvrir. Il est encore temps de changer notre façon de voir le monde et de vivre sur notre planète. Je suis persuadée que les autres êtres vivants ont beaucoup à nous apprendre - pas seulement sur leur mode de vie mais aussi sur leur façon d'appréhender le monde ».
2/ Les biais liés à notre taille et à notre environnement
« Un autre biais que nous avons, nous humains, est de considérer, quand nous pensons à la nature, préférentiellement des organismes qui ont notre taille et qui vivent dans notre environnement.
Par exemple, il est difficile de trouver des logos d'associations de défense de la nature représentant des bactéries. Autre exemple : le blob, un organisme qui vit dans les feuilles mortes en forêt, a été représenté avec des yeux sur la couverture d’un livre de vulgarisation qui lui a été consacré, alors que c'est justement une créature qui est capable de trouver et optimiser sans yeux les chemins les plus courts pour atteindre sa nourriture.
Nos connaissances en biologie elles aussi sont biaisées vers les organismes qui ont notre taille et qui nous ressemblent. Si les recensements modernes des espèces sont presque complets pour les mammifères et les oiseaux, ils sont très partiels pour les plantes, les insectes, les araignées, les nématodes et les champignons, et encore moins poussés pour les virus et les bactéries.
De plus, les milieux océaniques sont moins bien connus que les milieux terrestres parce qu’ils sont plus difficiles d'accès et parce que les organismes qui y vivent sont microscopiques et mobiles. On peut déplorer que ce soit aujourd'hui la présence dans le plancher océanique de matériaux intéressants pour les industriels qui poussent à une étude plus approfondie du milieu océanique.
Dans le même ordre d’idées : en biologie il est fréquent d'utiliser des organismes modèles, c'est-à-dire des espèces qui sont étudiées de manière approfondie par de nombreux chercheurs dans le monde, en espérant que les résultats obtenus avec cette espèce soient généralisables à d'autres.
Actuellement il existe 8 principaux organismes modèles en biologie ; or toutes ces espèces vivent en interaction rapprochée avec les humains. Elles nous apportent donc une vision biaisée du vivant. Ces espèces ont été choisies car elles sont faciles à élever et à manipuler en laboratoire. Mais se concentrer sur quelques organismes expérimentaux a tendance à restreindre notre vision du monde vivant. N’oublions pas que c'est grâce aux bactéries qui vivent dans des sources chaudes à plus de 95 degrés qu’ont été développés les tests PCR, si utiles dernièrement pendant la pandémie de covid-19. »
3/ Les biais liés à nos sociétés
« Il existe aussi des biais en biologie liés à notre conception du monde et à nos sociétés. Le cas des loups est frappant : à la fin des années 1940, le zoologiste allemand Rudolf Schenkel a utilisé l'expression de mâle alpha pour désigner l'animal qui avait gagné le plus haut rang dans la meute. La notion de mâle alpha s'est alors très vite popularisée dans les milieux scientifiques et non scientifiques, en oubliant que Rudolf Schenkel parlait d'un couple dominant et pas simplement d'un mâle - or on sait aujourd'hui que chez les loups, c'est surtout la femelle du couple dominant qui prend les décisions importantes, par exemple le choix du lieu de la tanière, qui va sédentariser la meute pendant 6 mois.
De même, en étudiant des regroupements artificiels de loups en captivité, les biologistes ont observé que certains individus devenaient dominants à l'issue d'un processus de compétition, et que cela ressemblait à ce qu'il se passait chez les humains. Ils ont alors conclu que la même chose devait se passer dans la nature ; or on sait aujourd'hui qu'une meute typique de loups est une famille dans laquelle les parents adultes dirigent les activités du groupe selon un système de partage des tâches. La dominance chez les loups est acquise naturellement par la reproduction et non pas par un processus de compétition.
Inconsciemment, les biologistes ont tendance à interpréter le monde vivant à la lumière de leur culture ou de leur société, et cette tendance concerne non seulement l'interprétation des comportements animaux comme celui-ci, mais aussi potentiellement tous les pans de la biologie.
Par exemple, la biologie contemporaine considère que le stade adulte est généralement le plus important et l'aboutissement de la vie. Or ce n'est pas toujours le cas. Certains insectes comme les éphémères vivent trois ans à l'état de larve et seulement quelques heures à l'état adulte. Pour ces animaux, le stade adulte ne représente pratiquement rien en termes de temps et de métabolisme : pour eux la période de vie la plus importante est la période larvaire.
Les agriculteurs le savent bien, d’ailleurs : pour de nombreux insectes ravageurs de culture, ce sont les chenilles qui posent problème, et pas les adultes.
Pour les poissons clowns, les décisions les plus importantes de leur vie sont prises pendant la phase larvaire : en effet c'est à ces petits poissons, âgés seulement d'une quinzaine de jours, que revient le choix de l'endroit où s'installer pour le reste de leur existence. Une fois que ces petits poissons ont jeté leur dévolu sur une anémone particulière, ils resteront toute leur vie à moins de 3 mètres de celle-ci.
Un autre biais de nos sociétés est de considérer les êtres vivants comme des machines et d'imaginer que seuls les humains possèdent un esprit. Or Philippe Descola a montré que cette vision de la nature qu'il appelle naturaliste n'est pas partagé par toutes les sociétés humaines. La vision mécaniste du vivant est extrêmement prégnante aujourd'hui.
Afin de garder notre planète habitable, une piste que je propose est que chacun à notre niveau nous prenions conscience de nos biais et que nous changions notre regard sur le monde vivant. »
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II - La science est socialement construite
On l’a donc compris : la connaissance scientifique elle aussi peut être biaisée par les représentations humaines. Dans les lignes qui suivent, Virginie Courtier-Orgogozo revient sur ce sujet de façon plus appuyée :
« De nombreux travaux contemporains montrent que la science est socialement construite. Cette nouvelle perspective d'une science de la nature non-universelle et construite par les humains porte un coup à la science.
Non sans prétention, Sigmund Freud aimait remarquer que l'humanité avait subi trois blessures narcissiques : la première quand Copernic avait avancé que la Terre n'était pas au centre de l'univers mais qu'elle tournait autour du Soleil ; la deuxième avec la théorie de l'évolution proposée par Darwin et Wallace montrant que les humains avaient évolué à partir de primates ancestraux ; enfin, la découverte faite par Freud lui-même que nos actions ne sont pas contrôlées uniquement par notre moi mais aussi par notre inconscient.
Je crois qu'on assiste aujourd'hui à une nouvelle blessure infligée à l'amour-propre humain : la connaissance scientifique accumulée par les humains n'est pas aussi universelle que ce que l'on pensait. Elle est biaisée par notre façon d'appréhender le monde et notre langage. En tant qu'humain nous ne pouvons obtenir qu'une compréhension partielle du monde.
Cela signifie-t-il qu'il faut arrêter la science pour comprendre le monde qui nous entoure ? Non, car c'est une méthode efficace pour comprendre le monde et élaborer des moyens d'action. Les pratiques et les procédures des communautés scientifiques (à savoir la mise en commun des résultats et des connaissances, la vérification, la réplication, la validation par les pairs, la confrontation des différents points de vue) augmentent les chances que le consensus scientifique soit fiable. Le fonctionnement du GIEC en est en bon exemple.
La base de notre confiance envers la science ne doit pas reposer sur les scientifiques en tant qu'individus respectables et jouant le rôle de grands sages mais sur la science en tant que processus social qui vérifie rigoureusement les faits énoncés.
Lorsque les scientifiques étaient presque exclusivement des hommes à peau claire, ils ont élaboré des théories sur les femmes ou sur les personnes à peau noire qui étaient au mieux incomplètes et parfois désastreuses ; c'est parce que la science est une entreprise collective mêlant une diversité de points de vue, d'idées, d'engagements théoriques et de valeurs personnelles qu'elle devient crédible.
Chaque scientifique apporte dans son travail ses préjugés, ses valeurs et ses hypothèses de base, mais la science dans son ensemble peut se rapprocher de l'objectivité même si les scientifiques individuellement le sont moins. Plus la communauté scientifique est diversifiée, autocritique et ouverte aux alternatives, plus elle a de chances d'identifier et de remettre en question certains préjugés.
La diversité et l'inclusion sont des notions qui prennent de l'ampleur dans nos sociétés actuelles. Je pense comme [la philosophe des sciences] Helen Longino que tout être humain est potentiellement capable de raisonner et de produire une critique, et qu'il est important de ne pas réserver la pratique de la science uniquement aux professionnels. Par exemple les grands inventaires et les suivis des oiseaux et des papillons en Europe n'auraient pas pu avoir lieu sans les sciences participatives impliquant de nombreux citoyens. »
Focus sur un biais de genre : l’exemple des anacondas
« Malin Ah-King, biologiste de l'évolution et chercheuse en genre, a sorti un livre très intéressant l'année dernière. Elle y reprend les études de différents chercheurs qui se sont intéressés à la sélection sexuelle et au rôle du mâle et de la femelle dans différentes espèces (chez les oiseaux, les mammifères, les poissons, les insectes).
Elle explique bien les biais liés à nos représentations humaines : on essaie de calquer les comportements qu'on voit dans notre société humaine sur les animaux qu'on observe. Trop souvent, cela conduit à des mauvaises compréhensions de ce qu'il peut se passer chez certaines espèces.
L’un des exemples qu’elle prend dans son livre concerne les anacondas. Le chercheur Jesús Rivas a beaucoup étudié la copulation chez ses anacondas.
Sur cette photo on voit une femelle en train d'être courtisée par 11 mâles. Ce phénomène avait déjà été répertorié par certaines personnes mais il était vu comme anormal et peu courant. Pendant très longtemps, les chercheurs se sont dits que les serpents fonctionnaient comme les lézards et d'autres espèces, c’est-à-dire avec surtout une compétition des mâles pour les femelles, et une situation où les mâles allaient copuler avec plusieurs femelles ; on n'imaginait pas qu’une femelle pouvait copuler avec plusieurs mâles.
En faisant des analyses génétiques, les chercheurs se sont rendus compte que ce sont bel et bien les femelles qui copulent avec énormément de mâles. Ils ont découverts, en suivant les mâles, qu’il est très rare de trouver des mâles qui vont copuler avec plusieurs femelles : en général le mâle soit ne copule pas ou soit va copuler avec une seule femelle. La sexualité est donc très différente chez cette espèce et c'est quelque chose que les chercheurs n'avaient pas en tête.
Autre chose intéressante chez les anacondas : il y a une très grande différence de corpulence entre les mâles et les femelles. Les mâles font entre 2 et 10 kg, contre 8 et 80 kg chez les femelles. En général dans la plupart des espèces, quand il y a une différence à ce niveau entre les deux sexes, c'est plutôt le mâle qui est plus gros ; or ici c'est l’inverse.
Sur cette photo, vous voyez une grosse femelle anaconda avec beaucoup de mâles entourés autour d’elle.
Les chercheurs pensent qu’au moment de l'accouplement, les mâles s'entortillent autour de la femelle ; toutes les phéromones du mâle et de la femelle sont mélangées car l’accouplement dure assez longtemps. Il ne peut pas y avoir de reconnaissance mâle - femelle qui peut s'effectuer de façon chimique puisque l'ensemble est mélangé : la reconnaissance va plutôt se faire sur la taille. Les mâles vont reconnaître la femelle parce qu'elle est plus grosse.
On voit aussi (point B) plusieurs petits mâles entourent un plus gros mâle : cela pourrait être des mâles qui pensent copuler avec une femelle, alors qu’en fait c'est un mâle.
C’est donc un phénomène qu'on n’imaginait pas auparavant. C’est en étudiant vraiment le comportement de ces individus que les chercheurs comprennent comment les individus de cette espèce vivent et se reproduisent.
Jesús Rivas et Gordon Burghardt ont écrit un article en 2005 où ils expliquent que ce phénomène se retrouve chez la plupart des serpents : une femelle est fécondée par de nombreux mâles, et les mâles ne fécondent en général qu'une seule femelle. C'est différent de ce qu'on pensait au départ (les chercheurs pensaient qu’il y avait une polygynie - un mâle qui vient féconder plusieurs femelles - alors que c’est une polyandrie). Ils ont eu beaucoup de mal à publier leur article, ce qui montre la résistance que peuvent avoir les personnes dans le domaine et la difficulté à accueillir cette nouvelle compréhension de certains êtres vivants. »
(Propos de Virginie Courtier-Orgogozo extraits et retranscrits à partir de sa leçon inaugurale et de son cours « La conception de la nature » au sein de la Chaire Biodiversité et Ecosystèmes au Collège de France)
Bonus : autres remarques
Quelques remarques rapides sur les lignes précédentes (merci à Morgane Gonon, doctorante au CIRED, pour son regard sur ces sujets) :
-Il existe un domaine de recherche à part entière consacré au fait que la science est socialement construite : les Science and technology studies (STS). Il étudie la manière dont les facteurs sociaux, politiques ou culturels interviennent dans les recherches scientifiques ou les innovations technologiques et, comment, en retour, ces dernières modifient la société, le politique ou la culture. Bruno Latour et Michel Callon sont deux représentants emblématiques de ce domaine.
-Lorsque Virginie Courtier-Orgogozo parle de “nouvelle blessure infligée à l'amour-propre humain”, on pourrait préciser que cette blessure est surtout infligée aux sciences occidentales, qui souffrent d’un grand biais : leur manque de prise en compte des savoirs non-occidentaux. Pensons notamment à ceux de populations indigènes (voir le numéro 22 : “Peuples autochtones et écologie, au-delà des idées reçues”). Plusieurs facteurs sont en cause, dont le manque de diversité de la recherche (les inégalités géographiques sont particulièrement marquées chez les chercheurs en biodiversité, comme l’a montré une étude), avec des incidences sur son financement (les pays tropicaux, comme la Colombie, sont sous-représentés, alors que ce sont eux qui concentrent le plus d'enjeux de biodiversité). Pensons aussi à ce qu’on appelle la dépendance au sentier de la recherche : les chercheurs ont naturellement plus tendance à s’orienter dans des voies allant dans le prolongement de ce qui leur a été enseigné. Un chercheur qui a travaillé toute sa vie avec une approche centrée sur les espèces aura par exemple plus de chances de juger de façon non-objective un nouveau travail proposant de déconstruire cette approche. La science, et encore plus lorsqu’elle manque de diversité, peut donc conduire à légitimer certaines conceptions au détriment d’autres. Ce phénomène, qui se constate en économie (cf le sujet de la décroissance, bien que désormais plus visible médiatiquement), se produit aussi s’agissant de biodiversité. Ainsi, il est permis de penser que sans la coupure “nature vs culture” qui irrigue nos sociétés occidentales et influence nos sciences, nous n’aurions pas une (telle) séparation entre biodiversité et services écosystémiques (services fournis par la nature à l’humanité) dans nos savoirs et donc ensuite dans les politiques qui en découlent, mais une approche bien plus intégrée des deux concepts.
-Bien d’autres types ou exemples de biais auraient pu être cités dans ce numéro. Citons-en deux pour finir :
a/ Biais d’échelles de territoires et de staticité
Le philosophe Baptiste Morizot insistait dans son livre “Les diplomates” (2016) sur la méconnaissance des tailles de territoires nécessaires à certaines espèces dans certaines actions de préservation. Celles-ci semblent partir du principe erroné que les espèces sont relativement peu mobiles, ou qu’il est possible de segmenter des espaces vitaux pour les espèces à la manière dont l’humain a segmenté son territoire.
Le problème va d’ailleurs au-delà d’une question d’échelles de territoires : même quand l’espace laissé aux espèces est grand, il n’est parfois pas adapté au chemin qu’elles prennent (cf les trajectoires de migration d’espèces d’oiseaux, avec des endroits de ponte très spécifiques). Ces réflexions invitent à une meilleure considération des mouvements des espèces dans certaines politiques de préservation (…même si d’autres les prennent déjà bien en compte).
b/ Biais d’amnésie environnementale générationnelle
Le concept d’ « amnésie environnementale générationnelle » a été développé par le psychologue américain Peter Kahn. Il renvoie à la capacité humaine à s’habituer à un environnement dégradé. L’exemple souvent cité est celui des pêcheurs vis-à-vis du stock de poissons, comme l’expliquait Anne-Caroline Prévot, chercheuse et spécialiste de psychologie de la conservation, dans un entretien à Libération en 2019 :
« Le biologiste marin Daniel Pauly a montré [dans un article de 1995] comment la norme pour évaluer les stocks de poissons évolue chez les pêcheurs en fonction de leur âge. En interrogeant des pêcheurs et des scientifiques spécialisés, il a souligné que chaque génération de pêcheurs considère la quantité de poissons qu'il rencontre au début de sa carrière comme son point de référence. Sans comparer cette donnée avec les générations précédentes. Ainsi, aux Etats-Unis, les vieux pêcheurs dénombrent plus de lieux de pêches dégradés que les jeunes qui sont arrivés au milieu du processus. Ce qu’ils considéraient comme un état « normal » était en fait déjà dégradé. »
Ce phénomène est appelé “shifting baseline syndrome” par Daniel Pauly (voir ici sa conférence TED sur le sujet). On le retrouve de façon récurrente en matière de biodiversité.
“Nous transformons le monde, mais nous ne nous en souvenons pas. Nous ajustons notre niveau de référence, et nous ne nous souvenons pas de ce qu'il y avait avant” - Daniel Pauly
Dans le même ordre d’idées, une étude de 2019 tend à indiquer que les records de températures peuvent sembler moins marquants au fil du temps aux yeux du public parce que celui-ci oublie vite ce qu’était la précédente « normalité ». Les chercheurs montrent qu'après quelques occurrences, nous remarquons moins le caractère inhabituel des températures hors norme. « Le point de référence pour les conditions météo normales semble être basé sur les conditions rencontrées il y a [seulement] entre 2 et 8 ans » estiment-ils.
Conséquence de cette « amnésie environnementale générationnelle », pour citer à nouveau Anne-Caroline Prévot : « on considère [de façon biaisée] que ce qui existe est le bon état des choses. Cela limite l'action et complique la prise de décisions drastiques face à un changement dont l'importance n'est pas perçue. »
Pour lutter contre ce problème, « apporter des connaissances scientifiques ne suffit pas. Il faut aussi travailler sur les émotions. Celles-ci, positives ou négatives, proviennent du contact avec la nature, qu’il faut donc favoriser. Mais même cela peut être insuffisant. Immergés dans la nature, les gens peuvent être semblables à la grenouille qui, dans une casserole, ne se rend pas compte que l’eau se réchauffe. (…) Pour contourner cela, on peut passer par des récits. On trouve, par exemple, dans les romans, des descriptions de paysages auxquelles on peut revenir pour les comparer avec les paysages actuels. Construire une mémoire qui serait basée sur les expériences individuelles et les émotions des gens. Le fait de parler, d’échanger, et de partager nos expériences et les émotions qu’on vit dans nos contacts avec la nature permettrait de les faire émerger et de créer une mémoire. Lutter contre l’amnésie individuelle passerait alors par laisser des traces. »
Rendez-vous la semaine prochaine pour la suite de cette série d’été spéciale biodiversité. Vous pouvez retrouver ici les numéros précédents, et soutenir mon travail sur ma page Tipeee ici. A très vite. Clément
Il faut signaler aussi la participation de Baptiste Morizot, invité par Virginie Courtier-Orgogozo au Collège de France. Un exposé qui incite à réfléchir sur notre position en tant qu'humain...