Si l’on devait décrire, en 2020, le portrait-typique d’un militant du climat, nous serions nombreux à évoquer spontanément un individu urbain, diplômé, probablement jeune.
Il est probable que peu penseraient directement à un membre de peuples autochtones. Et pourtant. Ceux-ci sont aux premières loges d’un combat auquel ils participent activement – jusqu’à, parfois, y laisser la vie, les assassinats de militants autochtones étant nombreux. Dans bien des cas, ils sont même en avance sur nous, car forcés d’être dans l’adaptation.
Ce numéro, qui s’appuie entre autres sur un récent dossier du magazine Sciences Humaines, vous permettra de :
Comprendre pourquoi ces peuples jouent un rôle clef sur les questions écologiques ;
Découvrir en quoi ils ont beaucoup à nous apprendre en la matière ;
Déconstruire plusieurs idées reçues – dont le cliché de peuples sans impact sur leur environnement.
Quelques repères
« Peuples autochtones » constitue une qualification juridique en vigueur à l’ONU, qui implique notamment l’existence passée de dépossessions territoriales au profit de groupes devenus prédominants. D’autres critères complètent souvent cette désignation (dont une vie en contact avec la nature, et une continuité historique avec leurs descendants, par la culture, la langue, les terres, etc.). Certains anthropologues emploient aussi l’expression de « peuples premiers », et certains militants parlent de « peuples racines ».
Où vivent-ils ? Ils forment une multitude de petits groupes, dans 90 pays, bien au-delà du seul continent américain : les 2/3 des peuples autochtones vivent en Chine, Inde et Asie du Sud-Est. Ceux-ci sont nombreux à vivre dans la Zomia, cette immense zone montagneuse étendue de la Chine du Sud au nord de l’Inde, qui les a longtemps protégés de l’expansion des pouvoirs des Etats d’Asie.
Combien sont-ils ? 370 millions d’après l’ONU, qui s’appuie sur des données remontant aux années 2000. Plutôt près de 500 millions, selon les estimations d’organismes spécialisés, soit près d’1 humain sur 15. Le manque de chiffres précis montrent qu’ils sont vus comme quantité négligeable par bon nombre d’Etats, qui gardent la main sur les recensements.
Pourquoi jouent-ils un rôle clef dans la protection de l’environnement ?
D’abord parce qu’en défendant leurs terres, ils se battent contre l’exploration de gisements fossiles, contre la déforestation, contre l’artificialisation– autrement dit, aussi bien pour le climat que pour la biodiversité (entre autres).
Parfois, malgré les nombreux revers, ils gagnent. L’ONG Global Witness écrit dans un rapport récent que ces peuples « ont remporté un certain nombre de succès en 2019 » et citent notamment deux exemples :
En Indonésie, la communauté autochtone Dayak Iban s’est vue attribuer le droit de propriété de 10 000 hectares de terres, après plusieurs décennies de lutte.
En Equateur, la tribu Waorani a obtenu gain de cause dans une décision historique empêchant le gouvernement de mettre aux enchères son territoire pour l'exploration pétrolière et gazière.
Si même McKinsey s’en préoccupe…
Leurs luttes, loin d’être simplement symboliques, présentent des enjeux non-négligeables dans la bataille mondiale pour le climat et le vivant. Dans un rapport publié cette semaine sur la conservation de la nature, le cabinet de conseil McKinsey met en avant un chiffre frappant : 37% des terres naturelles considérées comme encore intactes à travers le monde sont habitées par des peuples autochtones.
On ne souligne donc pas assez souvent « l’importance critique des peuples autochtones dans la protection de l’environnement », écrit McKinsey (…qui nous avait peu habitués à un tel engagement !).
Du reste, ajoute le cabinet, « de récents travaux de recherche montrent qu’à travers le monde, les communautés autochtones et locales gèrent des forêts contenant en carbone l’équivalent de 33 fois nos émissions annuelles actuelles » - chiffre « probablement encore sous-estimé ».
Pour compléter le tableau, « la recherche montre que les terres gérées par les peuples autochtones ont des taux de déforestation plus faibles et de meilleurs résultats de conservation que les zones protégées qui excluent ces mêmes peuples » (!).
Dépossédés…au nom de la protection de la planète
Le point précédent est important. Au nom de projets de « conservation de la nature », certains de ces peuples se retrouvent dépossédés de leurs terres ou interdits d’exercer leurs pratiques. C’est par exemple le cas des Pygmées en Afrique centrale. Ceux-ci avaient pourtant obtenu le droit de rester dans une partie de leur forêt, en cédant l’autre partie aux exploitants forestiers. En réalité, jusque dans « leur » zone, il leur est maintenant interdit de chasser et d’accéder à certaines ressources, au motif qu’il s’agit de bois protégés, alors même que leurs pratiques sont indissociables d’interactions (pratiques et symboliques) avec la forêt.
« Cette autre facette de la protection de la nature est peu connue du public européen, qui contribue pourtant au financement de projets de conservation, parfois à titre individuel en tant que donateur aux associations, ou via les programmes d’aide de leurs Etats » écrivent les reporters Marine Gauthier et Riccardo Pravettoni dans une enquête de 2016 (…même si bien sûr tous les projets ne sont pas à ranger dans le même sac).
Un problème à plusieurs dimensions
Pourquoi ce problème est-il important, au-delà de la souffrance de ces peuples et des raisons déjà citées plus haut (déforestation, etc.) ?
—> D’abord pour la perte de diversité que cela représente, et ses conséquences.
Toutes ces micro-sociétés sont autant de cultures et de pratiques d’une diversité inouïe, ce qui est extrêmement précieux, y compris dans une perspective de résilience.
« La diversité est un facteur de survie pour la communauté humaine elle-même » écrit l’auteur Daniel Quinn dans son livre « Ishmael ». « Or la diversité est précisément ce qui est menacé dans ce monde. Chaque fois que notre culture élimine une autre culture, elle fait disparaître du monde, sans recours possible, une sagesse qui a fait ses preuves depuis la naissance de l’humanité ».
Ainsi des langues ; il en reste près de 6000 sur la planète, mais la plupart, qui n’ont que quelques centaines de locuteurs, sont condamnées au vu des dynamiques en cours. Ce processus de disparition est ancien - les historiens estiment qu’il existait deux fois plus de langues sur Terre il y a cinq siècles, juste avant l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique - mais s’accélère aujourd’hui. « Avec ces milliers de langues prématurément disparues, en Tasmanie, en Patagonie et ailleurs, sont mortes autant d’ontologies, des rapports au monde définitivement perdus pour l’humanité » écrit le journaliste spécialisé Laurent Tescot dans Sciences Humaines.
Celui-ci ajoute : « Ce n’est pas un hasard si la trajectoire de la diversité linguistique de notre Terre épouse celle de sa biodiversité. Les chercheurs découvrent aujourd’hui à quel point ces peuples étaient de véritables « jardiniers » du monde ».
Ce qui nous amène à l’autre grande raison pour laquelle la dépossession des terres des autochtones pose problème…
—> Pour la perte progressive de leurs pratiques écologiques et de leur savoir scientifique remarquable
Bien des exemples pourraient être cités pour en témoigner, mais celui-ci, raconté par le chercheur Stéphen Rostain (CNRS), est particulièrement parlant : en Amazonie, « les premiers humains qui ont traversé la région il y a quelque 13 000 ans ont largement eu le temps d’observer et d’apprendre de cet environnement équatorial. Ils ont ainsi constitué un savoir scientifique remarquable, que la société occidentale continue aujourd’hui à découvrir peu à peu. Les 40 000 espèces de plantes estimées offrent en effet un éventail incomparable de potentialités alimentaires, curatives, artisanales ou autres. Ces populations nomades ont expérimenté la manne végétale de la forêt tropicale humide en la croisant, la multipliant et l’améliorant » - au point qu’ « aujourd’hui, 40 % des plantes consommées par l’Amérique tout entière ont été à l’origine domestiquées en Amazonie » !
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En finir avec le mythe tenace des terres vierges
Les lignes précédentes introduisent un point clef, qui va à l’encontre d’un cliché très répandu.
Contrairement à l’idée de peuples sans influence sur leur milieu (et contrairement à l’idée d’espaces encore « vierges » lors des moments de colonisation), les peuples autochtones ont eu des impacts profonds sur leur environnement, durant des siècles.
Les travaux des archéologues révèlent que l’Amazonie, loin d’être une forêt vierge, est façonnée par les humains depuis des millénaires. « L’Amérindien qui marche insouciant dans un jardin d’éden tropical vierge est une construction mentale occidentale tenace. Elle n’a aucune réalité scientifique » insiste l’archéologue Stéphen Rostain.
En réalité, les Amérindiens ont transformé l’Amazonie en profondeur :
Ils ont modifié les écosystèmes forestiers, en favorisant volontairement certaines espèces au détriment d’autres, en fonction de leurs besoins. « Il n’est pas exagéré de parler de paysage domestiqué » estime Stéphen Rostain, qui indique que « les savants ont retrouvé des proportions supérieures d’espèces végétales domestiquées près des sites archéologiques ».
Ils sont allés plus loin encore en transformant le sol et son modelé. Les débris issus d’implantations humaines (charbon de bois, etc.) ont dénaturé la composition du sol, créant la terra preta (terre noire), à la fertilité exceptionnelle. En outre, les Amérindiens ont creusé à la pelle de gigantesques étendues de terres, pour construire des habitations, enterrer leurs morts, façonner des canaux, bassins, réservoirs...Ces milliers de mètres cubes de terre déplacés et ces milliers de buttes et fossés sont longtemps restés invisibles aux yeux des Occidentaux ; ce n’est que récemment que des archéologues ont montré leur ampleur dans toute l’Amazonie.
Pourquoi ces pratiques peuvent nous inspirer
L’enseignement principal est que les Amérindiens ont géré et modifié leur environnement durant des siècles dans une logique d’alliance avec cet environnement plutôt que de domination. Pour citer Stéphen Rostain (CNRS) : « Socrate considérait que « ce qui fait l’homme, c’est sa grande faculté d’adaptation ». De manière bien plus poussée, les anciens habitants de l’Amazonie ont créé les conditions d’un biotope adéquat et résilient en développant des stratégies inhabituelles et par une union, voire une fusion, avec la nature. Prenons-en de la graine ».
Si les Amérindiens ne sont jamais rentrés dans cette logique de domination, c’est aussi parce qu’ils ne se sont jamais considérés comme propriétaires de cet espace. Du reste les Zápara d’Amazonie équatorienne n’ont pas de mot pour la notion de « pays » : pour eux les cours d’eau, les forêts, les montagnes, les humains et les non-humains forment une seule unité dans laquelle rien n’appartient à personne.
Repenser notre rapport au vivant (et au non-vivant) par l’imaginaire
Cet état d’esprit rejoint directement la relation chamanique qu’ils entretiennent avec le vivant et le non-vivant, fondée intimement sur l’imaginaire.
L’ethnologue Charles Stépanoff explique : « L’invisible, d’un point de vue chamanique, ce sont les subjectivités cachées du monde. Insaisissables par les sens, elles demandent un effort d’exploration mentale pour être perçues au-delà des réalités matérielles. À cette fin, les traditions chamaniques ont développé une riche gamme de techniques fondées sur des mécanismes neuropsychologiques efficaces : limiter les perceptions sensorielles en se plaçant dans l’obscurité, jeûner, etc. : tout cela permet de démultiplier les capacités d’imagerie mentale. Dans les traditions chamaniques, l’imagination est une clé du rapport des sociétés à leur milieu vivant. »
Pour Charles Stépanoff, « les sociétés modernes, en mettant largement sous le boisseau l’activité onirique et la puissance imaginative, sont aussi celles qui désocialisent leur rapport à leur environnement en le transmuant en ressource inerte, exploitable à volonté ».
Pas de naïveté pour autant
Attention tout de même à ne pas idéaliser les peuples premiers. Ainsi, contrairement à la thèse selon laquelle les chasseurs-cueilleurs étaient pacifistes jusqu’à l’invention de l’agriculture, les découvertes archéologiques démontrent qu’il existait bel et bien des violences et même des guerres chez certains peuples primitifs.
De même, les inégalités sociales existaient déjà chez les peuples primitifs dès la préhistoire, contrairement à la thèse longtemps admise selon laquelle les inégalités sociales ne seraient apparues qu’avec l’essor de l’agriculture.
Du reste, dans toutes les sociétés de chasseurs-cueilleurs connues, une inégalité est omniprésente : celle entre les hommes et les femmes. Ce que l’on a longtemps considéré comme une « division sexuelle du travail » est bien une inégalité fondamentale, de statut, de droit et de pouvoir entre hommes et femmes.
Il ne faut donc pas, évidemment, considérer naïvement les peuples premiers comme des références en tout point.
« Leur histoire est celle des avant-postes »
En revanche, un grand nombre de peuples autochtones d’aujourd’hui devraient bel et bien nous inspirer sur certains aspects - dont l’un, en particulier, n’a pas encore été évoqué ici : ayant été relégués dans les marges les plus inhospitalières du monde, ils sont d’ores et déjà aux premières loges du changement climatique et de l’effondrement de la biodiversité, dont ils font partie des premières victimes.
Exemple parmi d’autres : au Cambodge, le savoir des Bunong, chasseurs-cueilleurs-agriculteurs nomades, devient inutile à l’heure où le dérèglement climatique assèche les moussons. Aujourd’hui, la plupart des Bunong se sont convertis en bûcherons.
L’anthropologue Nastassja Martin (CNRS), qui a travaillé auprès d’autochtones victimes du changement climatique et de la perte de leurs territoires en Alaska et au Kamtchatka, le formule ainsi :
« Leur histoire est celle des avant-postes : ils ont expérimenté avant nous la brutalisation du monde. Comme eux, nous allons être confrontés à un défi écologique et climatique qui nous touchera. Il nous faut faire un pas de côté et nous demander comment ces gens-là ont fait et comment ils continuent de faire. Il ne s’agit pas de les imiter ; nous n’allons évidemment pas tous retourner en forêt et devenir animistes. Ils ont puisé dans leur histoire pour inventer des réponses, et il nous faudra certainement puiser dans la nôtre ».
Pour conclure
« C’est une ironie tragique que les peuples dont les pratiques d’agir sur le monde constituent de véritables systèmes de vie durable soient considérés par les puissants comme inférieurs et jetables, au moment où il devient clair que les forces dominantes conduisent la planète vers un désastre écologique global. » (Neal Keating, anthropologue)
Comme le dit Gaël Giraud, qui invite dans une tribune parue cette semaine à se mettre dans les pas du pape François en « nous mettant à l’écoute des populations autochtones » : « les Indiens des forêts amazoniennes peuvent nous apprendre ce qu’aucun logiciel d’intelligence artificielle ne pourra jamais faire ».
Les autochtones, malgré leurs différences, partagent une conviction commune : la conscience d’appartenir à un monde « plus qu’humain », pour reprendre l’expression du philosophe David Abram. Ceci les conduit à une leçon essentielle : aucune société humaine n’est au-dessus des lois du vivant.
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Pour aller plus loin :
Le dossier de Sciences Humaines sur les peuples premiers, à acheter et lire en intégralité ici.
« Croire aux fauves », le beau livre-témoignage de l'anthropologue française Nastassja Martin, attaquée par un ours en 2015 dans les montagnes du Kamtchatka.
Le rapport annuel de l'ONG Global Witness, montrant que 2019 signe le triste record du plus grand nombre de défenseurs de la terre assassinés en une seule année (212 assassinats, dont la moitié en Colombie et aux Philippines). Le rapport montre notamment que la protection des militants autochtones devient indispensable pour protéger l’environnement.
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C’était le 22e numéro de Nourritures terrestres, la newsletter sur les enjeux de l’écologie (lien pour la recevoir). N’hésitez pas à partager ce numéro s’il vous a intéressé. Retrouvez les numéros précédents ici. Si vous souhaitez soutenir mon travail, vous pouvez le faire sur ma page Tipeee : merci par avance. A très vite !
Merci pour ce numéro !
« Il ne s’agit pas de les imiter ; nous n’allons évidemment pas tous retourner en forêt et devenir animistes. »
Et bien pourquoi pas ?! 😊
La croyance que « les humains et les non-humains forment une seule unité dans laquelle rien n’appartient à personne. » me semble bien plus pertinente que la croyance occidentale « la planète et ses habitants nous appartiennent et sont à notre service ».
De plus, allez vers des modes de vie occidentaux drastiquement plus sobres me semblent être la seule solution pour atténuer les futurs dérèglements climatiques et la perte de biodiversité galopante.
Dans ce numéro, on perd en objectivité. Les comportements des humains autochtones ont mené a des changements catastrophiques comme ceux observables sur la péninsule du Yucatan et à la disparition de la grande faune a maint endroits. Parler de savoirs "scientifiques" est aussi un abus de langage porteur de sens. Tout savoir "bien que réel et valable" n'est pas pour autant scientifiques.