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Rien n’y fait. On a beau lire, dire, répéter que l’effondrement de la biodiversité n’est pas moins importante que le changement climatique…quand il est question d’écologie dans le débat public, dans les médias, ou ailleurs, nous sommes nombreux à constater une prépondérance du sujet « climat », au détriment d’autres enjeux environnementaux – et en particulier la biodiversité.
Même dans les sphères engagées sur ces questions, le climat aspire souvent une grande part des préoccupations et des discussions. Exemple parmi d’autres : qui a repéré qu’ “aucune des cinq « trajectoires socio-économiques partagées » du GIEC ne permet d'atteindre les objectifs de développement durable relatifs à la biodiversité” (pour citer ici le chercheur Gonéri Le Cozannet) ? De façon générale, nous sommes victimes de ce que certains appellent une “hypnose climatique” qui éclipse d’autres enjeux environnementaux majeurs (voir le numéro #36 : “Le piège de la focalisation sur le climat”).
Dans un article paru en mai sur le site du CNRS, l’écologue Philippe Grandcolas estimait que la crise de la biodiversité souffre « encore d’un refus de prise de conscience » (ce qu’il déplorait déjà il y a quelques mois en soulignant que le film « Don’t Look Up » avait été vu comme une parabole de la crise climatique, mais jamais de celle de l’effondrement du vivant).
« En ce qui concerne la crise de la biodiversité, nous sommes encore loin » du niveau de conscience constaté aujourd’hui sur le changement climatique, considère-t-il, avant de s’interroger : « pourquoi est-il donc encore politiquement acceptable d’être biodiversité-sceptique, de nier l’ampleur de la crise, de ses causes, de ses conséquences, ou de l’impossibilité d’y suppléer technologiquement, malgré les analyses détaillées de l’IPBES ? Pourquoi les analyses scientifiques sur la crise de la biodiversité sont-elles souvent perçues à tort comme si elles étaient inspirées par une doctrine militante ou politique saugrenue ? ».
A ces questions, il émettait l’hypothèse que « le concept de biodiversité n’est pas compris ou accepté par tous », en rappelant qu’il s’agit d’un « jeune concept en quête de reconnaissance ». La biodiversité reste effectivement incomprise par certains, comme nous le verrons ensuite. D’autres chercheurs proposent cependant des réponses différentes à ces même questions…comme nous le verrons là encore.
Ce « biodiversité-scepticisme » n’est en tout cas pas qu’une hypothèse : cette idée se vérifie bel et bien dans certains contextes…y compris à haut niveau. C’est ce qu’illustre cette confidence frappante, écrite il y a quelques mois sur un réseau social par un ancien membre de France Stratégie (l’organisme de réflexion et d’expertise rattaché à Matignon), ayant quitté l’institution l’an dernier : « la direction de France Stratégie refusait que j'évoque l’effondrement de la biodiversité dans mes travaux et niait les conclusions des études scientifiques soulignant cet effondrement ».
Pour rappel, nous vivons non pas une simple « érosion de la biodiversité », comme on l’entend parfois, mais un véritable effondrement. Nous sommes dans la « sixième crise d’extinction, mille fois plus rapide que les crises précédentes » pour citer Philippe Grandcolas ; l’autre caractéristique inédite de cette crise étant qu’elle est causée par une seule espèce, la nôtre – alors que les autres extinctions avaient des facteurs exogènes.
« Parler d’« érosion » et non d’« effondrement », c’est prendre de l’aspirine pour éviter de voir la réalité en face » écrivait l’an dernier le biologiste Olivier Hamant, directeur de recherche à l’Inrae. De même, le spécialiste Pierre-Henri Gouyon a l’habitude de dire dans ses conférences : « Je n’aime pas ce mot d’« érosion » : l'érosion, c'est une falaise qui s’érode. Or une falaise, c’est quelque chose de relativement stable. La biodiversité ça ne s’érode pas, c'est une dynamique qui s'effondre et ce n’est pas la même chose que de l'érosion. On emploie les mauvais mots parce qu'on a les mauvais modèles en tête. »
Un autre exemple de scepticisme envers cet effondrement nous a été offert par l’AFIS, association se présentant pourtant « pour l'information scientifique » : en 2019 et 2020, l’AFIS a donné la parole à un climatosceptique niant la crise de la biodiversité, Christian Lévêque. Ses deux arguments : 1) des espèces se sont toujours éteintes (omettant le rythme inédit du changement en cours et son origine anthropique) ; et 2) la mesure du taux d’extinction ne serait, dit-il, pas fiable (les résultats de l’IPBES relèveraient de « spéculation » qui ne seraient « en rien validées »… alors que l’IPBES, équivalent du GIEC pour la biodiversité, produit bien une synthèse du consensus scientifique international sur le sujet).
Plus récemment, un article de recherche important, pointant la responsabilité majeure de l’intensification des pratiques agricoles dans le déclin des populations d'oiseaux européens ces dernières décennies, s’est retrouvé instrumentalisé activement par certains « marchands de doute », souvent proches de l’agriculture intensive. Ceux-ci ont cherché à relativiser les résultats de l’étude, accablants pour ce type d’agriculture, en écrivant notamment que « la population totale des oiseaux européens se stabilise depuis les années 2000, et tend même à remonter ». En réalité, les oiseaux spécialistes des milieux agricoles continuent bel et bien de décliner, et seules des espèces protégées et des espèces hors milieux agricoles connaissent une amélioration...
De façon plus générale, ceux qui nient l’effondrement de la biodiversité ont recours à certaines grandes techniques, parmi lesquelles : se concentrer sans le dire sur certaines espèces protégées pour en conclure que la biodiversité se porte bien et attaquer les « discours catastrophistes » ; ou estimer explicitement que puisque certaines espèces se portent bien, les chiffres portant sur le reste du vivant seraient « alarmistes » ; ou encore, nier les ordres de grandeur en termes de pression sur la biodiversité (ou, de façon plus pernicieuse, mettre sur un même plan des causes d’importance très variées, ou omettre de citer une cause majeure qui n’arrange pas l’intervenant).
En somme, comme pour les climatosceptiques, il s’agit de recourir à « des arguments fallacieux, des mises en doute statistiques et des considérations sémantiques » comme le disait récemment une écologue en décryptant plusieurs de ces arguments fallacieux.
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Mais si le problème se limitait aux sceptiques ou aux « marchands de doute », la donne serait déjà un peu différente. Ce n’est malheureusement pas le cas. A quoi reconnait-on que la catastrophe en cours reste encore invisibilisée ou sous-estimée ? Entre autres, à certains signes qu’on peut juger révélateurs.
On peut ainsi s’interroger sur la disproportion entre les réactions limitées face à la destruction continue de milieux naturels, et l’indignation récente, massive et très médiatisée contre la destruction de menhirs en Bretagne pour construire un magasin Mr Bricolage. Non pas que cette indignation ne soit pas compréhensible (!) ; mais, comme l’écrivait Cyrille Frey, expert auprès de la LPO, au moment de la polémique : « C'est systématique: tout le monde fera chorus contre une atteinte au patrimoine bâti, alors que la destruction du patrimoine naturel ne sera combattue que par une poignée de zadistes pris pour des tarés. »
Il ajoutait : « Tous les jours, on détruit des marais, des tourbières, des forêts anciennes ou des landes à orchidées qui abritent un patrimoine aussi rare que ces menhirs, pour des raisons semblables.
Ces petits mondes vivants ne reviendront pas, ou pas avant plusieurs siècles minimum. Leurs habitants non plus. Et eux, en plus, sauvegardent le climat, épurent l'eau et toutes sortes d'autres merveilles.
Les forêts anciennes, celles qui sont là depuis avant 1800, il en reste extrêmement peu. Elles abritent des espèces et ont des fonctionnalités naturelles qu'on ne trouve pas ailleurs. Quand elles sont rasées pour un contournement ou une ZAC, on ne vous en parle pas.
Ceux qui se mobilisent pour les défendre passent pour des tarés. Leur destruction semble aller de soi, tout le monde opine gravement du bonnet, ça crée de l'emploi...
Objectivement, l'impact sur les sociétés humaines de la perte d'une vieille forêt ou d'une tourbière est beaucoup plus grave que la perte d'un groupe de menhirs ou d'une chapelle romane. Et c'est un passionné d'histoire, très au fait de ce qu'apportent ces édifices, qui le dit. »
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Sans chercher à lister ici les raisons de cette difficulté, ou de ce refus, à voir la réalité en face, arrêtons-nous ici sur deux points.
Le premier est que la population humaine vit de plus en plus éloignée de la nature (avec des conséquences logiques sur notre perception de la chose). Au-delà d’un simple cliché, c’est un résultat de recherche.
Ces travaux nous apprennent qu’un humain vit aujourd’hui à une distance moyenne de 9,7 km d’une zone naturelle, soit 7 % plus loin qu’en l’an 2000. C’est en Europe et dans l’Est de l’Asie que cette distance est la plus élevée - 22 km en Allemagne et 16 km en France, par exemple. Mais tous les autres pays du monde sont en train de suivre la même tendance, notamment en Asie, Afrique et Amérique du Sud. En cause : la destruction de zones naturelles combinée à une forte augmentation de la population urbaine.
Cet éloignement n’est pas seulement géographique : plusieurs signes indiquent que les humains interagissent de moins en moins avec la nature, du moins selon certains indicateurs. Des études suggèrent un déclin de la visite de parcs naturels aux Etats-Unis et au Japon ; d’autres, une diminution des activités de camping aux Etats-Unis ; ou encore une baisse de la diversité des fleurs observées par les enfants japonais.
Plusieurs études montrent que cette déconnexion se traduit également par une raréfaction des éléments naturels dans les romans, chansons, albums pour enfants, ou encore…dans les dessins animés Walt Disney !
Une étude de recherche, citée par la biologiste Virginie Courtier-Orgogozo dans l’un de ses cours au Collège de France, montre en effet que la part de la nature a nettement diminué en 70 ans dans les films Disney-Pixar. « La durée des scènes dans des paysages de nature est passée de 80% en moyenne dans les années 1940 à 50% environ dans les années 2000 ». « Plus précisément, les années 1980 ont vu l’apparition de films où presque aucune scène d’extérieur n’incluait de nature (exemples : Aladin 1992 ; Le Bossu de Notre Dame 1996 ; Monstres et Compagnie 2001 ; Ratatouille 2007) ».
Et ce n’est pas tout : non seulement la nature est de moins en moins présente dans ces films, mais elle est aussi représentée de façon de plus en plus simplifiée, avec une biodiversité bien plus limitée. Le nombre d’espèces animales dans les décors a en effet lui aussi diminué (22 espèces dans Blanche Neige en 1937 et 26 dans Pinocchio en 1940, mais 6 espèces dans Mulan, 7 dans Lilo et Stich, 0 dans Chicken Little, 1 dans Indestructible…).
« Ces résultats démontrent la déconnexion croissante de la nature des équipes de production, que nous considérons comme un proxy du rapport occidental à la nature », estiment les auteurs (…pour plus de remarques sur cette étude, lire les commentaires sous cet article).
Deuxième point à mentionner, qui correspond à l’hypothèse citée plus haut de l’écologue Philippe Grandcolas : comme le faisait remarquer sur Twitter un professeur de SVT, écologue de formation, « il y a un énorme décalage entre ce que le grand public pense avoir compris de la biodiversité et des écosystèmes et ce qu'ils sont réellement » - décalage « qui peut amener à des analyses erronées » sur les façons d’agir.
Pour le biologiste Robert Barbault, lorsque la biodiversité est abordée devant le public, elle est trop souvent traitée de façon restrictive avec une approche quantitative, en se focalisant sur la quantité d’espèces connues ou qui disparaissent, ou sur la conservation des espèces, via le prisme des réservoirs de biodiversité (les fameux hot spots), qui renferment le plus d’espèces endémiques et menacées.
Or non seulement cette approche est réductrice, mais elle peut aussi « donner au public une impression curieuse, à la fois :
-d’éloignement : « les baleines, les pandas, etc. ne sont pas les espèces que l’on côtoie, ça ne nous concerne pas vraiment »
-de simplification : « les pandas, les tigres disparaissent, et alors ? Il existe bien d’autres espèces ! »
-de désordre et donc d’incompréhension par le citoyen : « les chiffres vont dans tous les sens, cette question de la biodiversité est bien trop compliquée »… ».
En particulier, un élément qui n’est pas assez souligné pour comprendre ce qu’est la biodiversité, et qui échappe trop souvent au grand public et aux décideurs, est l’importance des interrelations entre les espèces et avec leur milieu, ce qui va avec la notion clef d’écosystème (Lire plus bas « Les bases avant de commencer »). Ainsi que d’autres éléments qui seront évoqués dans de prochains numéros.
Une étude du Shift Project menée auprès d’enseignants en école de commerce a d’ailleurs montré que l’effondrement de la biodiversité est l’enjeu environnemental sur lequel ces enseignants estiment que leur niveau de connaissance est le plus faible, par opposition au changement climatique, le plus haut dans le classement.
Dans ce contexte, on peut vite se sentir perdu face à l’immensité des champs à explorer pour attaquer le sujet, et se demander par où commencer. On peut aussi être refroidi à l’idée de se plonger dans des cours ou conférences de sciences naturelles qui peuvent être assez techniques pour des néophytes. Et s’il existe bien des livres accessibles, fiables et rapides à lire (pensons au récent « Tout comprendre (ou presque) sur la biodiversité »), ainsi que des e-learnings gratuits de sensibilisation (B.A.B.A du Cned, ou la Climate School, pour laquelle je travaille), aller plus loin implique cependant d’y consacrer un peu plus de temps…et de savoir où chercher pour ne pas se perdre.
Voilà pourquoi, après un long travail entamé il y a quelques mois, j’ai le plaisir de vous annoncer le lancement d’une « série d’articles « spéciale biodiversité » qui s’étalera tout au long de l’été, pour prendre le temps, par petites touches, de (mieux) comprendre la biodiversité et de la (conce)voir autrement, au-delà de son image d’Epinal.
L’objectif de cette série d’articles est double : dépasser les clichés et les idées reçues sur la biodiversité, ce qui supposera parfois de reprendre certaines bases, parfois d’aller plus loin ; et découvrir différents points de vue de spécialistes sur le sujet, avec le regard propre à leur discipline, ainsi que leurs convictions, parfois tranchées, parfois tâtonnantes, en fonction des problématiques.
Il y en aura pour tous les goûts. De la biologie de l’évolution, de la philosophie, de la botanique, des sciences politiques…Avec cette conviction : c’est en croisant les approches que l’on pourra le mieux apprécier un sujet aussi vaste et complexe.
N’hésitez pas à partager l’info ou passer le mot à ceux que ça intéresserait…et rendez-vous très vite pour le début de la série ! Ainsi que dès à présent ci-dessous pour découvrir les bases sur cette notion pas si évidente…
PS : pour occuper les plus petits pendant vos lectures, le podcast « Bestioles » destiné aux 5 – 7 ans sur « les aventures du monde animal » pourrait vous intéresser. Sa productrice annonce qu’il s’approche du 10 million d’écoutes !
Les bases sur la biodiversité avant de commencer
D’où vient le terme biodiversité ? Que recouvre-t-il ? Quels sont les pièges à éviter dans notre compréhension de ce concept ? Et quelles sont les controverses sur le terme lui-même ?
—> Accéder à cette partie en cliquant ici
C’était le 59e numéro de Nourritures terrestres. Tous les numéros sont consultables ici. Un merci tout particulier à celles et ceux qui soutiennent ce travail sur ma page Tipeee. A très vite ! Clément
#59 : Un été pour (mieux) comprendre la biodiversité
Assez simple pour moi ( doctorat en écologie1986, aussi géographe) : 1)"de mon temps" on disait diversité écologique, ou richesse écologique, grand nombre d’espèces … biodiversité c’est du jargon.
Servez moi un terme du jargon financier, ou juridique, ça ne m’évoquera rien …
2) toujours dans les années 80/90, quand j’expliquais à des agriculteurs , en Bretagne, que garder des haies dans les pentes évitait à la terre de dévaler sous les pluies, c’était pour eux une découverte … alors la composition des dites haies ou la faune associée,"rien à cirer" si je puis dire…
j’ai plein d’exemples comme ça .
Maintenant , 2023, les spécialistes s’étonnent d’une incompréhension. Mais c’est de l’ignorance totale. Comme moi j’ignore tout des arcanes financières ou juridiques, sauf quand j’ai un besoin personnel : voir mon banquier pour un prêt ou un avocat pour un litige : j’écouterai leur conseil avec le minimum de compétence et de compréhension "utile". Pareil chez mon garagiste !…
L’ignorance de l’écologie, ou du climat ! , ne dérangeait personne tant que ça n’arrivait pas sur le devant de la scène.
Dit autrement : nous sommes tous ignorants de tout un tas de choses, hors de nos besoins personnels et de nos professions réciproques. C’est comme ça, le monde est trop complexe.
Vouloir intéresser tout le monde à ce qui est une spécialité finalement assez pointue, l’écologie scientifique, au milieu de milliers d’autres, est un leurre. Et d’ailleurs, une fois la "prise de conscience" faite, qu’est-ce qui va se passer ? Ça fait quoi d’utile un "garagiste conscient de la biodiversité " ?
Moi ce que je demande à mon garagiste, ou à mon avocat, c’est d’être un bon professionnel et de pouvoir lui faire confiance … pas de m’instruire de leur métier, mais de me convaincre de leur compétence.
Donc … je peste souvent après les écolos politiques ou climatologues de réseaux sociaux, qui n’ont pas de compétence , de connaissance réelle et qui créent un fouillis délétère.
Et employer trop d’énergie et de prise de tête intellectuellement à vouloir "convertir "( autre mot pour la prise de conscience) est selon moi une erreur grossière, une perte d’un temps que l’on n’a plus. Informer de manière correctement vulgarisée suffit. Certains chercheront plus à comprendre, la majorité non, c’est comme ça.
Faites juste un petit "micro trottoir" auprès d’amis non écologues sur la relation entre abeilles et production fruitière, par exemple , sans utiliser (ou avec) le terme pollinisation, et vous aurez vite compris 🤣