#6 : Il n'y aura pas d'avancées écologiques sans avancées juridiques
“En France, il est plus rentable de détruire l'environnement que de respecter la loi”. C’est le constat sévère que dresse un collectif d’associations (France Nature Environnement, Greenpeace, etc.), de juristes et d’universitaires dans un texte commun paru en décembre. Leur diagnostic est le suivant :
“Les atteintes à l'environnement sont nombreuses et rarement sanctionnées. Elles causent pourtant des dommages irréversibles dans la majorité des cas”.
“L'Etat met en place depuis plusieurs années une politique de déréglementation et de raréfaction des contrôles”.
“La justice n'a pas les moyens de protéger efficacement notre environnement”.
—> Pour renverser la tendance, le collectif met sur la table 3 propositions concrètes :
1. Les préfets arbitrent en défaveur de l'environnement : créons une autorité indépendante
“Les affaires pour lesquelles les préfets ont délivré des autorisations illégales ou laissé sciemment des industries polluer durant des années ne manquent pas : barrage de Sivens, aéroport de Notre-Dame-des-Landes, méga centre commercial d'Europacity, pollution d'ArcelorMittal à Fos-sur-Mer...
Les chiffres parlent d'eux-mêmes : rien que dans le domaine de l'eau, un rapport du Conseil d'Etat relevait en 2010 que seulement 8,5% des manquements relevés par les inspecteurs de l'environnement faisaient l'objet d'une sanction de la part du préfet.
Ces décisions laissent libre cours au bétonnage, à la consommation excessive de ressources naturelles et conduisent à des dommages irréversibles.
A l'heure actuelle, le seul rempart est la mobilisation des associations. Nous proposons donc la création d'une autorité indépendante, qui aura le pouvoir de prendre les décisions qui s'imposent pour prévenir et sanctionner à la place des préfets, et qui organisera le travail de la police de l'environnement.”
2. Les juges n'ont pas le temps de défendre l'environnement : augmentons les effectifs et spécialisons-les
“En France, il est plus rentable de détruire l'environnement que de respecter la loi.
En Isère, une filiale de Lactalis vient d'être condamnée à 50 000 euros d'amende pour avoir déversé des polluants dans une rivière pendant plus de soixante-dix ans. Elle a ainsi économisé plusieurs millions d'euros !
Près de Nantes, Leclerc a engagé la construction d'un centre commercial sans autorisation, détruisant des zones humides et des espèces protégées. Sanction : 800 euros d'amende...
Les procureurs ont très peu de temps pour enquêter sur ces dossiers complexes. Les juges découvrent parfois ces affaires au dernier moment, et ne prennent pas nécessairement la mesure des dommages et le besoin de sanctions dissuasives.
Comment la justice peut-elle jouer son rôle ? Il est urgent de former et spécialiser les magistrats, comme cela se fait dans de nombreux pays (Suède, Chine, Nouvelle-Zélande…) et que des moyens humains et financiers soient accordés pour une justice environnementale au service des citoyens. En Espagne, un parquet national de l'environnement comprend 250 procureurs, experts et scientifiques. Résultat : les condamnations ont plus que triplé.”
3. Le délit de mise en danger de l'environnement n'existe pas : créons-le
“Sanctionner les dégâts a posteriori ne suffit pas : ils sont complexes à réparer et souvent irréversibles. Le Code pénal doit être complété par un chapitre spécifique sur l'environnement, comprenant notamment un délit de mise en danger de l'environnement, comme cela existe déjà pour le délit de mise en danger d'autrui.”
Des avancées…
Ce texte a trois mois. Depuis, ces sujets ont connu certaines avancées notables. Fin janvier, à l’occasion d’un colloque "Justice et Environnement" organisé par la députée Bérangère Abba, la ministre de la Justice Nicole Belloubet a présenté un projet de loi centré sur une “justice pour l'environnement”. Il prévoit notamment la création de juridictions spécialisées sur l’environnement, ainsi que d’une “convention judiciaire écologique”, dont l’objectif sera, en cas d’atteinte à l’environnement, de restaurer au mieux l’état initial et d’éviter de nouvelles atteintes.
Ces mesures vont clairement dans le bon sens, même si le projet de loi reste encore très flou sur les contours de certaines mesures et surtout sur les moyens humains et financiers qui seront accordés. “On peut toujours voter de nouvelles lois: sans moyens pour les appliquer, elles resteront littérature” estime l’avocat Arnaud Gossement dont l’analyse des mesures annoncées est intéressante.
Par ailleurs, mi-février, le gouvernement a annoncé d’autres mesures écologiques, dont le renforcement du travail de la police de l’environnement (qui veille au respect du code de l’environnement). Ses agents peuvent maintenant conduire leurs enquêtes sans avoir à se dessaisir d’une affaire au profit d’un officier de police.
…mais un manque de cohérence critiqué
Problème : en parallèle de ces différentes initiatives, "on continue à déconstruire le droit à l'environnement" souligne l'avocate Corinne Lepage, ancienne ministre de l'Environnement, pour qui "tout cela est totalement incohérent."
Dernier exemple en date : un récent projet de loi qui prévoit d’autoriser les préfets à supprimer des consultations et l’enquête publique pour accélérer des ouvertures d'usines. C’est “clairement une régression pour le droit de l’environnement” considère notamment la juriste Marta Torre-Schaub, directrice de recherche au CNRS.
Il est aujourd’hui plus que jamais clair que la bataille pour l’environnement ne pourra pas se passer du droit. Les grandes avancées écologiques seront nécessairement pour partie d’ordre juridique. En la matière, et puisqu’il faut aussi se féliciter des avancées, saluons l’annonce du Conseil constitutionnel effectuée en janvier : il reconnaît pour la première fois que « la protection de l’environnement, patrimoine commun des êtres humains, constitue un objectif de valeur constitutionnelle » qui peut dans certains cas surpasser la liberté d'entreprendre.
Cette décision historique, qui était défendue par France Nature Environnement (fédération d’associations écologistes), constitue un pas inédit qui en appelle bien d’autres sur le terrain juridique. Elle vient aussi rappeler que le travail des militants écologistes peut bel et bien mener à des impacts significatifs, en aboutissant à des victoires qui auraient pu paraître, il y a quelques années encore, impensables.
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Pour aller plus loin, sur le même thème :
Découvrir la grande enquête de FranceInfo, #AlertePollution :
—> “Ces entreprises qui polluent puis ferment et abandonnent tout derrière elles” : enquête sur 3 cas concrets qui racontent l'histoire compliquée de la dépollution, d'un Etat impuissant, face à des industriels peu soucieux de l'environnement.
—> “Subir les rejets polluants pour protéger les emplois” : des témoignages frappants de riverains d'usines, qui montrent là encore qu’en matière d'environnement, c'est le préfet qui fait (aujourd’hui) la loi.