#15 : Pourquoi Laudato Si’ est un texte écologiste important
Dimanche prochain constituera le 5e anniversaire de Laudato Si’, la première encyclique de l’histoire de l’Église catholique consacrée à la question écologique.
Pourquoi en parler ici ? Parce que Laudato Si’, au-delà d’être « le document magistériel le plus important de l’Eglise catholique depuis le Concile Vatican II » selon le CERAS, est un texte écologiste marquant à bien des égards. A sa sortie, EELV avait d’ailleurs proclamé : « Habemus Papam ecologicum ». Le philosophe (agnostique) Edgar Morin en parlait de son côté comme le possible « acte 1 d'un appel pour une nouvelle civilisation ».
Cinq ans après sa parution, il reste pourtant insuffisamment (re)connu. En particulier, « beaucoup de chrétiens n’ont pas lu ce texte du pape et n’en ont pas perçu l’importance » estime Pierre-Emmanuel Lesoin, auteur d’une BD dédiée qui relie l’encyclique aux analyses de T. Piketty, J.M. Jancovici et d’autres. « C'est comme si Laudato si' était mieux reçue hors de l'Église qu'à l'intérieur » ajoute même le spécialiste Fabien Revol, qui a dirigé un ouvrage sur la question.
A l’occasion de ses 5 ans, je vous propose de découvrir l’analyse qu’avait livrée sur ce texte le militant écologiste Alain Lipietz (qui se définit comme « agnostique à tendance athée »). Son point de vue n’engage que lui, mais n’en reste pas moins intéressant à découvrir - y compris pour comprendre, plus bas, les limites du « tournant écolo » de l’Eglise.
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« Laudato si’, une encyclique pour les agnostiques »
Les extraits que j’ai sélectionnés ci-dessous sont issus d’un discours d’Alain Lipietz lors d’une conférence donnée en 2016 devant la communauté catholique de Lyon. Le texte intégral de son discours est consultable sur ce lien. L’encyclique peut être lue ici (ou en pdf ici).
« (…) Le Pape François présente dans cette encyclique une version non-standard du christianisme, en prenant pas mal de libertés, me semble-t-il, avec la Tradition.
Dans cette lettre, un Pape nous parle, non pas au-dessus de nous (ni contre nous, les athées ou agnostiques), comme dans les encycliques papales habituelles, mais à nos côtés, et d’où il est, pour appeler à une « conversion écologiste » commune, tout en reconnaissant l’antériorité du mouvement écologiste (et de l’église orthodoxe) dans cette conversion. Tel est exactement le « pacte de lecture » que le Pape François nous propose en introduction.
Il a rédigé une « encyclique pour les agnostiques ». Il le précise à nouveau dans le chapitre 2, où il s’excuse presque de devoir faire quand même, un peu, le catéchisme.
(…) Si j’excepte quelques scories sur lesquelles je suis plus critique, on a, avec les chapitres 1, 3, 4 et 5, quasiment une excellente résolution finale d’un Forum social mondial, d’un congrès des Verts, ou d’un bilan annuel du Programme des Nations Unies pour l’Environnement. Je dirais même : un des meilleurs « kérygmes » (proclamations de foi) écologistes que j’aie jamais lu.
(…) L’encyclique commence par un état des lieux : les pollutions (dont l’effet de serre), la question de l’eau, la perte de la biodiversité, la détérioration de la qualité de vie humaine, les inégalités internationales…
Ce qui frappe, c’est la quasi-perfection de l’exposé. Dans le constat du chapitre 1, aucun champ n’est oublié, aucun argument sceptique n’est négligé, ni aucun effet pervers.
Prenons par exemple le sous-chapitre sur la biodiversité (la petite sœur pauvre de la crise climatique, quant à l’intérêt que lui portent les médias et la diplomatie internationale). Il commence par faire appel à l’intérêt bien compris, puis introduit la valeur d’existence, [en précisant] que cela ne vaut pas que pour les animaux les plus majestueux, mais pour les plus humbles rameaux des écosystèmes ; il décortique les mécanismes économiques et écologiques de l’érosion de la biodiversité ; il dénonce au passage les discours hypocrites de grandes ONG internationales, qui, sous couvert de protection de l’Amazonie, s’approprient le contrôle d’immenses territoires ; il leur oppose la souveraineté nationale mais rappelle aux États leur devoir de protéger cette biodiversité…
Car le Pape s’engage, et de façon précise, dans les débats contemporains d’éthique environnementale, de droit public, de droit privé et de droit international, tranchant de façon très claire pour le droit à l’eau et contre l’appropriation privée de l’eau.
On retrouvera au chapitre 4 la même hauteur de vue dans la définition d’une écologie intégrale, une des plus claire que j’aie jamais lu. À commencer par le titre du premier sous-chapitre : « L’écologie environnementale, économique et sociale », là où de nombreux politiciens en sont encore à articuler « l’économique, le social et l’écologie ». Un second sous-chapitre traite intelligemment de l’écologie culturelle, et trois sous-chapitres s’élèvent par degrés, de l’écologie de la vie quotidienne au principe de bien commun et de justice entre les générations.
Le cinquième chapitre conclut par un panorama de la négociation écologiste à tous les niveaux, sans masquer les difficultés ni les responsabilités dans les échecs.
Je le répète : le texte de ces chapitres est remarquable. On pourrait, moyennant quelques coupes très limitées, les reprendre tels quels et les distribuer dans les cercles de formation des partis verts laïques. Et quand on y pense, c’est assez stupéfiant.
Ce qui caractérise en effet ces chapitres, qui ne fuient pas les controverses et les incertitudes, c’est la priorité donnée, pour trancher sur les faits et sur les choix, à la science et à la démocratie et non à l’autorité cléricale. Une vraie autocritique implicite de l’Église ! En réalité l’encyclique cherche à s’affranchir, bien plus que de l’autoritarisme clérical (je reviendrai sur quelques rares exceptions), de la tentation-même d’un raccourci religieux, par lequel le devoir écologique serait « déduit » de l’Évangile, ou présupposé de la création divine. Non : cette encyclique pour les agnostiques cherche à fonder l’écologie sur la « dignité » et les droits humains qui en découlent, mais élargis à toute la nature.
(…) [Par ailleurs] la préoccupation pour les pauvres est au centre de son écologisme. Certes, la définition de la soutenabilité dans le rapport Brundtland de 1987 précisait déjà : « satisfaire les besoins d’une génération, sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs… à commencer par ceux des plus démunis. » Mais ce qui est nuancé chez Brundtland est central chez François, et pas seulement parce qu’il est chrétien, mais plus précisément parce qu’il s’inscrit dans la tradition des évêques sudaméricains. (…) [Il emploie les mots d’]une écologie de gauche.
(…) [Sur un autre plan] le christianisme est généralement crédité par les historiens, et parfois positivement, d’avoir libéré l’individualisme. Comment donc le Pape François sauve-t-il cet esprit de liberté et d’autonomie individuelle, tout le réintégrant dans le respect des écosystèmes, et ce, en s’appuyant sur la Bible ?
Le résultat est assez impressionnant, mais nécessite de sérieux remaniements par rapport à la tradition catholique dominante.
D’abord, François « abroge » (au sens où les savants islamistes abrogent un verset du Coran par un autre plus récent) le premier récit de la création de l’Homme (en Genèse 1) et son célèbre commandement productiviste, résumé de la révolution néolithique : « Dieu créa l’homme à son image, (…) et leur dit : « Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre et soumettez-la, et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tout animal qui se meut sur la terre. » (Gn 1, 28).
Il lui substitue le second récit de la Création et sa petite phrase : « Yahweh (Dieu) prit l’homme et le plaça dans le jardin d’Eden pour le cultiver et pour le garder » (Gn 2,15). Et ces deux mots, « le cultiver et le garder », deviennent ainsi la première mention de l’agriculture écologiste et le leitmotiv de l’encyclique !
(…) Le Pape François est honnête : il sait bien que toutes ses propres références à des écrits catholiques officiels pro-écologistes sont postérieures d’au moins 20 ans à l’émergence de l’écologie comme thème onusien. Le Pape François mesure bien que, par ces formulations productivistes, le judéo-christianisme et la civilisation qu’il a contribué à engendrer portent une lourde responsabilité dans la crise écologique présente : « S’il est vrai que, parfois, nous les chrétiens avons mal interprété les Écritures, nous devons rejeter aujourd’hui avec force que, du fait d’avoir été créés à l’image de Dieu et de la mission de dominer la terre, découle pour nous une domination absolue sur les autres créatures. Il est important de lire les textes bibliques dans leur contexte, et de se souvenir qu’ils nous invitent à “cultiver et garder » le jardin du monde. Alors que “cultiver” signifie labourer, défricher ou travailler, “garder” signifie protéger, sauvegarder, préserver, soigner, surveiller. Cela implique une relation de réciprocité responsable entre l’être humain et la nature. »
(…) François procède ici à un coup de force. Le péché consisterait à oublier la relation triangulaire entre Dieu, la Nature et l’Homme, à oublier que nous sommes des créatures limitées, que la nature nous précède et nous a été donnée pour « la cultiver et la garder ».
Ce qui signifie entre autres que la Nature n’est pas seulement une ressource mais a sa valeur d’existence propre, et qu’il faut respecter dans les autres créatures « la priorité de l’être sur le fait d’être utile » ».
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Voilà pour l’éloge.
Alain Lipietz développe ensuite tout un propos sur les parties plus critiquables de l’encyclique, qu’il me semble bon de citer aussi ici.
Limites de « l’aggiornamento »
Je cite ici trois grandes critiques, pour rester synthétique.
1- Il reste un « totem, devenu dans la seconde partie des pontificats de Paul VI et Jean-Paul II la marque identitaire du catholicisme, au point de faire oublier son discours social : le rejet de la « sexualité désordonnée » (c’est-à-dire : non ordonnée à la procréation). »
Or se pose la question démographique…Comme le dit Alain Lipietz, « certes, l’empreinte écologique du genre humain sera plus facilement et rapidement ramenée à une enveloppe soutenable en réduisant la surconsommation des riches ». Mais il faut agir sur les deux aspects (surconsommation d’une part, surpopulation de l’autre), ce qui passe bien par des politiques d’accès à la contraception dans les pays en développement. Or l’Eglise reste bien conservatrice à ce sujet.
« Les rédacteurs de l’encyclique s’en tirent par un charabia qui reconnaît le problème des « surpopulations locales » sans leur proposer de solution (sauf peut-être l’émigration ?) », montre Alain Lipietz, qui souligne, en outre, que « l’accès des femmes à la contraception ne se justifie pas d’abord par la lutte contre la faim ou contre l’épuisement des ressources naturelles, mais par la dignité et le droit à disposer de leurs corps » - une position bien éloignée de celle de l’Eglise, y compris du Pape François.
2- Alain Lipietz : « Au cœur du chapitre 2, les laïcs et les peuples du tiers monde apprendront, éberlués, que « la meilleure manière de mettre l’être humain à sa place, et de mettre fin à ses prétentions d’être un dominateur absolu de la terre, c’est de proposer la figure d’un Père créateur et unique maître du monde, parce qu’autrement l’être humain aura toujours tendance à vouloir imposer à la réalité ses propres lois et intérêts. » ».
Sarcastique, il commente alors : « En effet, l’Occident chrétien s’est montré particulièrement peu enclin à la domination absolue de la terre ! Au nom de Dieu-le-Père, naturellement. »
3- Au chapitre 3, on tombe sur un nouveau passage polémique : « Quand on ne reconnaît pas, dans la réalité même, la valeur d’un pauvre, d’un embryon humain, d’une personne vivant une situation de handicap – pour prendre seulement quelques exemples – on écoutera difficilement les cris de la nature elle-même. Tout est lié. »
Alain Lipietz commente : « Tout est lié, certes, mais tout n’a pas la même dignité ! Un pauvre, un handicapé, sont pour la pensée d’un laïc moderne les égaux d’un roi - en droits politiques comme potentiellement en capacités morales et intellectuelles. Ce n’est pas du tout le cas d’un embryon humain. »
Puis, plus loin dans l’encyclique, se dresse ce passage cette fois-ci très explicite : « Puisque tout est lié, la défense de la nature n’est pas compatible non plus avec la justification de l’avortement. Un chemin éducatif pour accueillir les personnes faibles de notre entourage, qui parfois dérangent et sont inopportunes, ne semble pas praticable si l’on ne protège pas l’embryon humain, même si sa venue cause de la gêne et des difficultés. »
Alain Lipietz écrit à ce sujet que « féministes, écologistes et altermondialistes se sont abstenus de rejeter l’encyclique pour ces quelques lignes malheureuses. Depuis longtemps, les militantes (y compris chrétiennes) supportent avec philosophie l’impossibilité de discuter de certaines choses avec les prêtres, toutes tendances confondues.
La vision catholique des droits de la personne féminine ne peut évoluer, puisqu’on refuse aux femmes, ayant une expérience véritable de la sexualité et de la procréation dans toutes leurs dimensions, d’investir les lieux où se définit cette vision ».
Puis il formule ce pronostic, qui nous servira ici de conclusion : « L’aggiornamento féministe de l’Église sera donc beaucoup plus difficile que l’aggiornamento écologiste, bien que le féminisme soit aux yeux des Verts une valeur essentielle de l’écologie politique. »
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Complément : gare aux récupérations purement conservatrices
Les passages qui viennent d’être cités ne sont pas négligeables. On comprend en quoi ces positions conservatrices peuvent constituer, pour des sympathisants écologistes (et au-delà), le franchissement d’une ligne rouge telle que l’ensemble du texte s’en trouve discrédité. Pourtant, à en croire un collectif d’intellectuels parmi lesquels l’économiste jésuite Gaël Giraud, cette encyclique ne mérite pas les récupérations purement conservatrices qui en sont parfois faites. C’est ce que ce collectif défendait dans une tribune parue dans Le Monde en 2018 (consultable en intégralité ici), dont voici un résumé :
« Le concept d’écologie intégrale apparaît à sept reprises dans l’encyclique. Elle est bien loin de l’interprétation d’un bastion du néoconservatisme, [même s’il] est bien possible que des cercles aimeraient réduire et adapter la parole papale en la présentant à leur façon pour appuyer un certain catholicisme conservateur ou une droite extrême ».
« L’écologie intégrale n’implique pas le nationalisme. La notion de « limite », par exemple, apparaît effectivement dans l’encyclique du pape François et dans la pensée des jésuites, mais elle s’applique surtout aux limites de la planète et non, comment certains aimeraient l’interpréter, aux frontières nationales qu’il faudrait renforcer à tout prix. Au contraire, le pape insiste sur « la conscience que nous sommes une seule famille humaine » et sur l’importance des instances supranationales ».
« L’écologie intégrale ne se réduit pas non plus à la bioéthique. Ce serait un contresens. (…) Elle se situe ailleurs, chez les nombreux (même s’ils sont discrets) chrétiens engagés à Notre-Dame-des-Landes ou pour d’autres causes environnementales, dans les mobilisations sur la loi sur l’immigration dénoncée par bien des ONG chrétiennes, alors que l’ONU estime à plusieurs dizaines de millions les migrants climatiques. (…) L’écologie intégrale, c’est entendre simultanément « le cri de la terre et celui des pauvres » [pour reprendre les mots du Pape François] ».
Pour rebondir sur ces derniers mots, et en guise de conclusion, notons que le pape François considère que “Laudato si' n'est pas une encyclique « verte » mais une encyclique sociale » - une prise de position qui rejoint directement le mantra des mouvements politiques écologistes actuels (dans leur grande majorité) : transition écologique et justice sociale sont bel et bien indissociables.
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