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#40 : La musicalité du vivant et ses curiosités
Durant ce mois d’août, Nourritures terrestres vous enverra trois missives plus décalées, pour aborder les questions écologiques différemment de d’habitude. En maîtres mots selon les numéros : curiosité, légèreté, poésie, humour...
Aujourd’hui, le premier volet.
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Pour le philosophe Baptiste Morizot, la crise écologique, plus encore qu’une crise du climat ou de la « nature », est « avant tout une crise de nos relations avec le vivant ». Plus précisément, dit-il, « la crise écologique trouve son origine dans une défaillance de sensibilité à l’égard du vivant ».
« Par "crise de la sensibilité", j'entends un appauvrissement de ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre, et tisser comme relations à l'égard du vivant. Cet appauvrissement est conjointement un effet et une part des causes de la crise écologique. »
« Depuis quatre siècles, la modernité a mis en place des dispositifs qui nous permettent de ne pas faire attention aux autres formes de vie, aux écosystèmes » ajoute-t-il.
La question est alors de savoir comment retisser cette attention en partie perdue.
Dans cette perspective, je vous propose dans ce numéro d’explorer une facette du vivant méconnue, et pourtant emblématique de sa richesse et de sa complexité : sa musicalité.
Manifeste pour une écologie des sons
« Je ne suis pas rassuré par le constat que mon travail n’intéresse toujours personne, 50 ans après l’avoir commencé. C’est pourtant la voix du monde naturel. On enseigne la préservation de l’environnement dans toutes les grandes universités américaines, à Harvard, à Yale, à Stanford, mais aucune ne s’intéresse au son. C’est comme si on préparait une gigantesque banque de données de films muets ».
Bernie Krause est musicien de formation et docteur en bioacoustique. Il a passé cinquante ans de sa vie à enregistrer les sons des espaces naturels. Il a notamment travaillé pour George Harrison et les Doors, et a sonorisé des films tels que Mission impossible, Rosemary’s Baby, et Apocalypse Now.
Il a progressivement délaissé les sons humains pour les sons du vivant. « On pourrait penser que j'ai abandonné le monde de la musique pour celui du son naturel. En fait, c'est là que j'ai vraiment rencontré la musique » a-t-il confié un jour.
En 2013, il a choisi de rassembler ses idées et découvertes dans un livre intitulé « Le grand orchestre des animaux », qu’il présente comme un « manifeste en faveur d’une écologie des sons ». C’est une lecture riche ; voici ce que j’en ai retenu.
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Bernie Krause distingue trois types de sons dans le « paysage sonore » d’un habitat sauvage :
1/ Les sons naturels non-biologiques (vent, eau, pluie…), qui ont été les premiers émis sur Terre : c’est la géophonie. « Tout organisme vivant sensible aux signaux acoustiques a dû s’adapter à la géophonie : il a fallu que chacun se dote d’une fréquence où son souffle, ses claquements, sifflements, rugissements, chants et autres appels puissent se détacher sur ce fond sonore naturel ».
2/ Les sons venant de sources biologiques : c’est la biophonie. « Auparavant, tous les termes définissant les sons produits par les animaux dans les lieux sauvages me paraissaient scolaires, inadaptés. Puis, par hasard, je suis tombé sur les préfixes et suffixes grecs qui touchaient la bonne corde : bio, qui signifie « vie », et phon, le « son ». De là le terme biophonie : les sons émis par les organismes vivants. »
3/ Les sons produits par l’humain : c’est l’anthropophonie.
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L’apport de Bernie Krause ne s’est pas arrêté à l’invention de ces termes, loin de là. Il est à l’origine de découvertes importantes en bioacoustique, fondées sur des intuitions et différentes recherches.
I – De l’idée de sons fragmentaires à l’idée de paysage sonore
« L’enregistrement de sons fragmentaires, d’instantanés acoustiques d’animaux en solo, est longtemps resté la règle. Pendant la majeure partie du XXe siècle, ceux d’entre nous qui œuvraient sur le terrain étaient chargés d’abstraire soigneusement de l’ensemble de la trame acoustique des sources sonores spécifiques, de courte durée. (…) Fondée sur l’idée de catalogue, cette façon de collectionner les voix animales s’est fermement établie. (…) Mais, pour l’homme, la fragmentation du son pervertit l’impression de ce qui est sauvage en donnant une perspective incomplète d’un paysage sonore vivant ».
« En étudiant les voix des animaux, j’ai compris que, si l’on ne tient pas compte du contexte dans lequel ils les font entendre – la biophonie -, on néglige une partie essentielle du tableau d’ensemble. »
« Malgré l’avènement, depuis un demi-siècle, d’une conscience écologique, on n’a guère accordé d’attention aux sons de la nature. Mais, en réaction à la priorité donnée à l’enregistrement, à l’archivage et à l’étude de voix d’animaux considérés individuellement et hors contexte, une perception plus holistique de l’univers biophonique commence à fleurir ».
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L’utilité du paysage sonore naturel pour les sciences naturelles
« Jusqu’au début des années 2000, le domaine de la bioacoustique était toujours attaché à l’idée qu’il n’y avait pas grand-chose à découvrir au-delà de cette abstraction qu’est la voix isolée des organismes vivants considérés individuellement. Il ne serait jamais venu à l’idée de la plupart des biologistes d’évaluer la santé d’un biome [zone géographique qui partage un climat, une faune et une flore similaires] en écoutant et en étudiant en détail la communauté acoustique dans son ensemble.
Pourtant, comme mes archives commencent à le prouver, cette voix collective comporte des niveaux multiples, de grande importance. Les paysages sonores [concept d’abord identifié par l’écologue R. Murray Schafer] racontent différentes histoires, des récits codés qui révèlent des secrets longtemps gardés. »
« Notre connaissance des biophonies (et de leurs variations sur de longues périodes) amplifie notre compréhension géologique, topographique et florale, en fournissant des détails que les images par satellite ou la cartographie topographique auraient peu de chances de saisir ». « La biophonie fournit, par exemple, de précieuses informations sur la santé d’un habitat ».
« Si une photo peut valoir 1000 mots, un paysage sonore naturel vaut 1000 photos. Les photos représentent des tranches bidimensionnelles de temps, des événements limités par la lumière disponible, l’ombre et le champ de l’objectif. Les enregistrements de paysages sonores sont tridimensionnels, donnent une impression d’espace et de profondeur, et avec le temps révèlent à la fois les aspects les plus infimes et les événements qui se déroulent sur plusieurs plans, ce qu’un support visuel ne peut espérer saisir ».
II - De l’idée de sons naturels chaotiques à la découverte de territoires acoustiques
« Avant le début des années 1980, quand je n’avais pas encore imprimé mes premiers spectrogrammes, je pensais que l’expression des sons de la nature était chaotique, aléatoire. La méthode qu’on nous avait enseignée, consistant à envisager les espèces isolément, nous amenait à détacher chaque voix animale de son contexte et à essayer de trouver un sens à partir des sons extraits du monde naturel. La plupart des bioacousticiens procédaient ainsi. Mais ensuite, lorsque j’ai commencé à y regarder de plus près, et que je me suis procuré de nouveaux outils informatiques acoustiques, les motifs suggérant l’existence de structures musicales dans les paysages sonores naturels sont devenus trop évidents pour être ignorés.
(…) En étudiant mes enregistrements faits au Kenya en 1983, j’ai remarqué que les insectes tissaient la toile de fond sur laquelle se détachaient tous les autres sons, certains en créant un bourdon ininterrompu de jour comme de nuit, d’autres en établissant des motifs rythmiques. Chaque espèce d’oiseau semblait marquer son territoire acoustique. Les mammifères occupaient d’autres niches, de même que les reptiles et les amphibiens. Avant, tout avait paru anarchique à mes oreilles. Maintenant, certains motifs apparaissaient clairement au sein de la structure ».
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L’hypothèse de la segmentation acoustique : d’abord rejetée, ensuite prouvée, aujourd’hui reconnue
Les biologistes et entomologistes, d’abord sceptiques, reconnurent finalement le bien-fondé de l’hypothèse de la segmentation acoustique.
« J’ai voulu partager mes découvertes avec mes collègues de l’Académie de Californie. Mon idée sur la collectivité acoustique fut malheureusement écartée d’emblée. Mes travaux ultérieurs prouvèrent peu à peu la justesse de l’idée selon laquelle les animaux vocalisent en affinité les uns avec les autres, surtout dans les habitats les plus anciens, les plus stables. Tous les habitats tropicaux et subtropicaux préservés où j’ai enregistré ont confirmé le modèle de la segmentation ».
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Une découverte qui confirme la pratique intuitive de nos ancêtres
« Il faut du temps aux universitaires pour admettre une idée différente de celle à laquelle ils ont consacré leur carrière. Pourtant, depuis les chasseurs-cueilleurs, bien de communautés humaines ont compris que les sons de la nature se présentent par couches. (…) Ces sons étaient indispensables à leur survie, comme les signaux reçus par leurs autres sens. C’est ainsi que l’homme suivait ses proies, déterminaient leur position, la direction à prendre, etc. Il fut un temps où les paysages sonores étaient « lus » à peu près comme les recettes d’un livre de cuisine ou les itinéraires d’une carte routière ».
« Nos ancêtres ont dû comprendre que certains sons pouvaient être des moyens de survie. (…) Il est probable que, enfoui dans les profondeurs de notre cerveau limbique, un ancien circuit s’anime chaque fois que nous nous retrouvons au contact des réseaux délicats de ce tissu acoustique ».
III - Comprendre visuellement les concepts de biophonie et territoires acoustiques
« Le beau spectrogramme ci-dessous, obtenu à partir d’un chœur de l’aube de dix secondes enregistré à Bornéo, montre une biophonie complexe. Regardez-le de gauche à droite, comme si vous lisiez une mesure de partition musicale. Oiseaux, insectes et mammifères ont tous une niche temporelle, spatiale et fréquentielle. (Notez que la cigale occupe trois créneaux en même temps, prouesse remarquable qui a dû exiger beaucoup de temps) ».
« Quand des groupes disparates d’animaux ont évolué ensemble sur une longue période, leurs voix ont tendance à se répartir entre les largeurs de bandes vacantes. Ainsi, chaque fréquence sonore, chaque niche temporelle est acoustiquement définie par un type d’organisme vivant : les insectes occupent des bandes très spécifiques du spectre tandis que différents oiseaux, mammifères, amphibiens et reptiles en adoptent d’autres, où les fréquences et les créneaux temporels risquent moins de se chevaucher et de se masquer mutuellement.
Dans beaucoup d’habitats, les voix animales ont évolué de manière à ne pas empiéter sur le territoire acoustique des autres. Et, lorsque de temps en temps un conflit lié au territoire acoustique survient, il se règle par une répartition du temps de parole : un oiseau, un insecte ou un batracien chante d’abord, puis, quand il s’est tu, vient le tour des autres ».
« Le fait que les voix des occupants d’un habitat se répartissent entre des niches présente un avantage adaptatif considérable : le son de l’ensemble est souvent plus riche, plus énergétique et plus puissant que la somme des sons émis par les parties ».
IV - Musique humaine et musique du vivant
-«La seule raison pour laquelle nous ne reconnaissons pas la musicalité du monde biologique, c'est que nous manquons de mots pour la décrire, parce que nous baignons dans une culture de l'image ».
-Pourtant, « on n’a pas créé la musique, au Conservatoire à Paris, ou à la Juillard School de New York. Quand on vivait connectés à la nature, on imitait les sons des oiseaux, les percussions des chimpanzés et des gorilles des montagnes. C’est comme ça qu’on a appris à faire du rythme. On a écouté les sons de la forêt, la nuit, qui étaient structurés comme un orchestre. C’est comme ça qu’on a appris à structurer les sons. Vous me dites que la musique humaine est plus sophistiquée ? Bullshit ! ».
-« L’idée selon laquelle la musique humaine puise ses racines dans les paysages sonores de la nature connaît un regain de faveur depuis les années 1980. Un lien évident a été redécouvert dans l’expression culturelle de l’ethnie des Bakas, qui habitent notamment les forêts de l’ouest de la République centrafricaine. (…) En écoutant leur musique, on reconnaît les rythmes imprimés par les stridulations des insectes, les coassements des grenouilles, les solos des oiseaux, et les multiples manières dont les structures sonores des hommes et des autres êtres vivants se reflètent mutuellement. (…) Pour les Bakas, la biophonie est l’équivalent d’un magnifique orchestre de karaoké naturel avec lequel ils jouent ».
-« Contrairement à celle des Bakas, voilà des milliers d’années que la musique occidentale ne s’inspire plus de la biophonie. Comme beaucoup de nos arts, elle est autoréférentielle : nous prenons modèle sur ce qui a déjà été fait, en tournant en rond comme un serpent qui se mord la queue.
(…) L’invention musicale reflète la vision que nous avons aujourd’hui de nous-mêmes et de notre rupture avec la nature. A partir du XVIIIe siècle, se mettant au diapason des tendances manifestées dans les sciences et les arts plastiques, les compositeurs suivirent le courant déconstructiviste alors répandu dans les cercles philosophiques et scientifiques rationalistes.
Attachés à une vague notion idéalisée de la nature, de nombreux compositeurs tirèrent parti des voix d’animaux emblématiques, de phénomènes géologiques ou météo, pour animer leur musique. Tout en prétendant que la « nature » était pour eux source d’inspiration, ils déconstruisirent le tout environnemental, et réunirent une sélection d’éléments acoustiques en une expression culturellement évocatrice ».
-« J’ai beau apprécier un concert donné par un orchestre réputé et conduit par un chef talentueux, je trouve que peu d’œuvres musicales prétendument inspirées par la nature en expriment l’essence. En mettant en avant des animaux emblématiques choisis sans tenir compte de leur environnement acoustique, nos compositions trahissent une myopie en matière de créativité : elles présentent la nature comme l’artiste pense qu’elle doit être. Nous jugeons ce qui est « musical » et laissons de côté ce qui ne semble pas l’être. Nous filtrons les sons « extérieurs » en fonction d’une palette musicale favorite.
(…) Cette musique tirée de la « nature » manifeste clairement les limites de notre lien avec le monde naturel ».
-« Des musiciens et compositeurs m’ont souvent demandé comment en apprendre davantage sur la bioacoustique, d’ordinaire si loin de leurs pensées et expériences en salle de répétition, studio, ou sur scène. Je donne à tous le même conseil : dirigez-vous vers des lieux sauvages, et écoutez les contextes auditifs dans lesquels les animaux vocalisent. Soyez attentifs aux subtiles différences d’ambiance crées par une rivière, un ruisseau ou une cascade, les vagues sur le rivage, etc. (…) Remarquez les changements saisonniers. Quels oiseaux et insectes à la voix haut perchée entendez-vous ? Quand les entendez-vous (à quel moment de la journée, à quelle époque de l’année) ? Qui occupe le terrain acoustique dans les registres médian et grave ? Quels animaux donnent le rythme ? Lesquels choisissent leur moment pour se faire entendre parmi les autres ? Les compositeurs se posent les mêmes questions quand ils règlent l’orchestration. Comment composeriez-vous un morceau à partir de cette palette ? »
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L’orchestre du vivant
-« Quand la sérénade cyclique d’un être vivant s’achève, un autre se met généralement à vocaliser, souvent dans les secondes qui suivent, donnant l’impression qu’il était nécessaire de prendre le relais pour conserver intacte une structure acoustique sous-jacente ».
-« Au cours de ces représentations de « groupe », il arrive qu’on entende un « soliste » durant de brèves périodes. C’est souvent un oiseau migrateur, un amphibien ou un mammifère itinérant qui entre et sort du champ acoustique primaire. Comme un solo de blues de huit mesures à la guitare, sa voix semble elle aussi adaptée à des canaux acoustiques ou à des niches temporelles dans lesquels elle rencontre peu ou pas d’énergie sonore antagoniste ».
-« De même qu’un auditeur attentif de classique, pop ou jazz est capable de reconnaître la signature sonore de tel groupe ou compositeur, ceux d’entre nous qui ont en tête suffisamment de données acoustiques peuvent déterminer le moment de la journée ou de la nuit, et la région exacte, où a été effectué l’enregistrement d’un écosystème en l’écoutant quelques secondes seulement ».
V - Les dégradations sonores ont des impacts sur le vivant. Les dégradations sur le vivant ont un impact sonore.
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—> Dégradations sonores : le bruit, ce « détritus auditif »
-« Je me repasse un enregistrement effectué dans le parc de Yellowstone, un après-midi d’automne où les oiseaux s’en donnaient à cœur joie. (…) L’illusion est soudain brisée par un avion en route vers le nord, peut-être à 6000m au-dessus de mes micros. Le bruit se répercute en vagues tonitruantes d’un côté à l’autre de la vallée. Il met 6 à 7 minutes à s’évanouir complètement. Pendant ce temps, la biophonie aviaire s’est réduite à presque rien. Dix minutes plus tard, le paysage sonore commence seulement à redevenir ce qu’il était quand, au loin, la battement grave des pales d’un hélicoptère vient s’y ingérer. Les oiseaux se taisent à nouveau. Tout à fait cette fois ».
-« Le bruit attire l’attention sans transmettre beaucoup d’informations. Ambrose Bierce a dit un jour que le bruit est « le principal produit et le signe authentifiant de la civilisation ». D’autres ont parlé, à propos du bruit, de « détritus auditif » ou d’ « ordure audible » ».
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—> Les conséquences sonores des dégradations du vivant
« Nous avons constaté ceci : chaque fois qu’une biophonie est cohérente (c’est-à-dire, selon les biologistes, « dans la fourchette de l’équilibre dynamique »), le spectrogramme acoustique issu des enregistrements montre que toutes les voix sont remarquablement distinctes. Au contraire, lorsqu’un écosystème est dégradé, les spectrogrammes perdent en densité et en diversité. La biophonie des écosystèmes soumis à de fortes contraintes extérieures, en danger ou altérés, a tendance à ne pas présenter d’organisation structurée.
Quand un écosystème se dégrade, ses habitants doivent se réadapter. Certains disparaissent, laissant des trous dans le tissu acoustique. Ceux qui restent sont obligés de modifier leur voix pour s’accorder aux propriétés acoustiques nouvelles du paysage, qui peut avoir été détérioré par la déforestation, des incendies, des inondations, l’infestation d’insectes et autres modifications des composants non biotiques de l’habitat. Toutes ces variations ont pour effet de détruire et de rendre chaotique le système de communication naturel élaboré dans le paysage sonore, jusqu’à ce que chaque voix animale retrouve sa place dans le chœur. Cela peut prendre des semaines, des mois voire des années ».
Conclusion : les paysages sonores naturels, des biens communs à préserver
-« Nous commençons à comprendre, quoique tardivement, que les paysages sonores naturels intacts sont des biens communs et des ressources précieuses, au même titre qu’une vue imprenable, et tout aussi indispensables pour pouvoir jouir d’une nature à l’état sauvage ».
-« En noyant les sons naturels complexes de la biophonie et de la géophonie sous notre bruit, nous perturbons ou détruisons la nature elle-même ».
-« J’ai enregistré plus de 15 000 sons d’espèces animales et plus de 4500 heures d’ambiance naturelle. Près de 50% des habitats figurant dans mes archives sont désormais si gravement dégradés, si ce n’est biophoniquement silencieux, que beaucoup de ces paysages sonores naturels, naguère si riches, ne peuvent plus être entendus ailleurs que dans cette collection ».
-« Mes archives d’enregistrements ciblés et attentifs, qui privilégient la qualité sur la quantité, renferment la collection la plus vaste et la plus ancienne de biophonies de lieux magiques, dont beaucoup ont peu de chances d’être encore entendues en direct ».
-« Pourquoi ces pertes ? Pour deux raisons : la disparition d’habitats, et l’intensification du bruit d’origine humaine, qui tend à masquer la texture acoustique des environnements naturels. Il en résulte une diminution de la densité et de la diversité d’animaux, grands et petits, qui jouent un rôle clé dans la composition des paysages sonores naturels ».
-« Avec le rétrécissement des habitats et le tohu-bohu croissant des êtres humains, les canaux de communication nécessaires à la survie des animaux deviennent saturés. En parallèle, nous nous privons d’une expérience du monde naturel essentielle à notre santé spirituelle et psychologique ».
-« Le concerto de la nature qui a inspiré notre musique voit son volume diminuer chaque jour. Le fragile tissu des sons de la nature est déchiré par notre besoin apparemment insatiable de conquérir l’environnement au lieu de trouver le moyen de vivre en harmonie avec lui ».
-« Les changements acoustiques intervenus en à peine plus de la moitié de ma vie, une nanoseconde à l’échelle du temps géologique, me stupéfient ».
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Le mot de la fin
« Le murmure de chaque feuille et de chaque animal nous implore d’aimer et de prendre soin de la fragile tapisserie de la biophonie, la première musique jamais entendue par les humanoïdes. Ces messages nous disaient déjà, jadis, que nous n’étions pas seuls, mais parties intégrantes d’un système biologique fragile et unique. Ils étaient les voix d’un grand orchestre qui n’a pas de raison plus importante d’exister que de célébrer la vie ».
Bonus : 15 curiosités sonores du vivant
Si vous êtes arrivé(e) jusque là, j’imagine que cette lecture vous a intéressé. Pour la prolonger, j’ai rassemblé 15 anecdotes curieuses, surprenantes, intéressantes, issues de ma lecture du “Grand orchestre des animaux” : comment deviner la température extérieure en comptant les stridulations de certains grillons ; peut-on entendre le bruit de la croissance du maïs ; comment des animaux détectent le son sans oreille externe ; etc.
—> Pour ne pas surcharger cet article déjà long, vous les trouverez sur ce lien.
Trois ressources complémentaires :
1- Un site : https://www.legrandorchestredesanimaux.com/fr propose une expérience interactive pour découvrir des paysages sonores et le travail de Bernie Krause, à travers cinq scénarios (niches sonores, dégradations sonores, océans, etc.).
2- Une vidéo : un reportage instructif de 8mn (en anglais sous-titré) sur les coulisses des bruitages de films, notamment des bruits d’éléments naturels. Le reportage montre un studio Warner dédié au bruitage, avec tous les objets possibles pour imiter l’eau d’une cascade, un cheval au galop, etc. On découvre par exemple qu’un bruit de pas dans la neige peut être imité avec des pas dans le sable.
3- Une anecdote : Il y a un an, le premier confinement a été l’occasion de tests grandeur nature intéressants. Des chercheurs écologues américains ont montré que le bruant à couronne blanche, un oiseau assez courant en Californie, a changé sa façon de chanter dans la baie de San Francisco. La pollution sonore des voitures y est en effet redescendue au plus bas depuis au moins un demi-siècle ; sur le célèbre pont du Golden Gate, il n’est ainsi jamais passé si peu de véhicules depuis… 1954 ! Le bruant en a profité pour remplir l'espace acoustique laissé libre par le silence. D’habitude, la circulation automobile se situe dans une gamme qui interfère avec les meilleures performances des bruants. Cette fois-ci, les bruants ont pu produire des chants plus performants, à des amplitudes plus faibles. Leurs notes se sont révélées à la fois moins fortes de 4 décibels et moins aiguës, tout en se faisant entendre deux fois plus loin.
Ainsi s’achève le 40e numéro de Nourritures terrestres, la newsletter sur les enjeux de la transition écologique (lire les numéros précédents ici). On continue la série estivale le weekend prochain, si je trouve du réseau. Très bon été à tous, et merci à celles et ceux qui continuent de soutenir ce travail sur ma page Tipeee. Clément