#4 : La prochaine fois qu’on vous parle surpopulation...
« De toute façon, le vrai problème, c’est la démographie » : tout débat sur l’écologie qui s’éternise en arrive souvent au « point surpopulation », lâché par l’interlocuteur tantôt comme une évidence, tantôt comme une vérité qui dérange.
A première vue, l’idée relève de la logique la plus élémentaire. Puisque moins d’individus = moins d’émissions de CO2 (entre autres), la priorité serait d’agir sur les pays à plus forte natalité (en particulier en Afrique). Mais le sujet mérite d’y regarder de plus près...Eclairage en 5 points :
1. Pourquoi il faut prendre du recul sur les projections de population
Comment les projections démographiques sont-elles établies ? « En prévoyant par pays l’évolution des taux de fécondité, de mortalité, et les migrations », rappelle un article récent, signé Emmanuel Pont, qui en souligne la limite : « les démographes calculent “toutes choses égales par ailleurs” : ils n’ont pas de boule de cristal et ne peuvent pas prévoir le reste de l’évolution du monde (guerres, famines, crises, etc). »
Or peut-on vraiment « penser en même temps que le monde subira des crises écologiques importantes dans le futur proche et que la population va continuer à évoluer comme si de rien n’était » ?
Un exemple : le Niger est le « pays à la plus haute fécondité mondiale (7 enfants par femme), pour 20 millions d’habitants aujourd’hui. C’est aussi un des pays les plus pauvres du monde, à 90% désertique, qui souffre régulièrement de famines touchant la majorité de la population. Qui croit vraiment qu’avec la désertification, le manque d’eau et l’instabilité politique dans la région, le pays pourra multiplier sa population par 9, pour atteindre 180 millions d’habitants en 2100 ? Dans le cas du Niger, même la projection de 60 millions en 2050 laisse dubitatif. »
Qu’en conclure ? « Les démographes de l’ONU sont-ils idiots ? Absolument pas, ils font leur travail de démographe, qui est d’estimer les évolutions de population à partir des tendances démographiques actuelles. C’est bien pour cela qu’on parle de projections et non de prévisions. Les imprudents sont ceux qui reprennent ces projections dans le débat public sans aucun recul. C’est tout aussi peu pertinent que les calculs de réduction du PIB de 10% pour 6°C de réchauffement en 2100. »
En réalité, la fiabilité des projections à moyen et long terme est très limitée. Dans la seconde moitié du siècle, « le monde aura très profondément changé, que ce soit par une transition ou contraint par des catastrophes écologiques. Aujourd’hui les prédictions pour 2100 incluent l’épuisement de la plupart des ressources, un réchauffement d’au moins 3 ou 4°C, une partie croissante de la planète inhabitable. Qu’on le veuille ou non, nous serons très loin du “toutes choses égales par ailleurs” ».
2. Comprendre de quoi l’on parle vraiment – et démasquer l’hypocrisie
D’un point de vue écologique, raisonner en population mondiale ou en nombre d’habitants par pays est souvent trompeur. La raison en est simple : les 10% des habitants les plus riches du monde sont responsables d’autant d’émissions de CO2 que les 90% les plus pauvres. L’ONG Oxfam a par exemple montré qu’il ne faut que douze jours à un citoyen britannique pour dépasser les émissions de CO2 annuelles d’un citoyen au Malawi, en Éthiopie, en Ouganda, à Madagascar, en Guinée, au Burkina Faso...
En réalité, la focalisation sur la démographie masque souvent une hypocrisie : « Quand beaucoup de gens mentionnent la démographie pour agir sur l’environnement, ils sous-entendent “si ces braves gens en Afrique ou en Inde pouvaient rester dans la misère et arrêter de se multiplier, nous pourrions continuer à polluer comme si de rien n’était”. (...) Or les émissions des pays pauvres en forte croissance démographique sont négligeables par rapport à celles des pays développés » (Emmanuel Pont).
Et ce sans parler de l’une des grandes injustices du dérèglement climatique : les pays à forte natalité sont aussi ceux qui en souffriront le plus, alors que leur responsabilité est largement plus faible.
La croissance démographique n’est bien sûr pas négligeable et doit être freinée. Mais comme le formule le géographe Hervé Le Bras, « entretenir l’angoisse d’une démographie galopante, c’est une manière commode pour les pays du Nord de ne pas remettre en cause leur propre mode de vie et de consommation ».
3. Pourquoi les actions démographiques ne peuvent de toute façon pas être les solutions principales
• Pour les pays en début de transition démographique : les principales politiques à mener sont déjà connues, en partie appliquées, même si elles restent à fortement amplifier.
Pour autant, il n’y aura aucun miracle : comme l’écrit Gaël Giraud, « quoi qu’on fasse niveau politique anti-natalité, l’impact de ces politiques ne sera pas visible avant une génération. Or c’est tout de suite qu’il nous faut réduire nos émissions ».
• Pour les pays en fin de transition ou post-transition : il n’y a pas de mesures à la fois consensuelles et efficaces comme pour la transition démographique (développement, éducation, contraception libre, sécurité sociale …). Le niveau d’éducation est déjà élevé, les femmes relativement bien intégrées au marché du travail, etc.
—> Dans ce contexte, vouloir réduire la natalité dans les pays développés implique avant tout une réduction de liberté. Or les mesures correspondantes - à supposer qu’elles soient souhaitables (sans même parler de leurs effets économiques) et acceptables politiquement - ne seraient même pas en mesure de remplir l’objectif, même en partie (significative).
Par exemple, en France « des politiques impopulaires comme les allocations familiales dégressives ou même la limite à deux enfants auraient un effet très réduit (-5% de population en 2050) », montre Emmanuel Pont, dont la conclusion est en conséquence très claire :
-> « Il n’y a pas de moyen fiable pour réduire nettement la population pour 2050 en agissant sur la natalité ».
-> Dès lors, « ne nous voilons pas la face : l’immense majorité de l’effort doit porter sur les émissions par personne, quelle que soit l’évolution de la population. Et pour diviser ces émissions par 4, 7 ou 12 pas de miracle, les petites améliorations sont très loin de faire le compte : il faudra des changements profonds de notre mode de vie et de notre système économique. »
In fine, comme le confirme l’économiste Gaël Giraud, pour lutter contre le réchauffement « la priorité est de réduire le train de vie des plus riches, pas la natalité des plus pauvres ».
4. Pourquoi, malgré tout, la surpopulation dans les pays pauvres est préoccupante écologiquement
« La population reste un facteur critique quand on élargit le problème à l’ensemble de l’environnement, notamment l’eau, les sols, la déforestation, la biodiversité… On a beau calculer que l’Afrique est en moyenne nettement moins dense que l’Europe, si l’on enlève les déserts, la densité des espaces habités n’en est pas si loin, et l’expansion humaine se fera au détriment d’espaces naturels, notamment des forêts. Un grand nombre de pays en cours de transition manquent déjà d’eau, de production agricole, et dégradent rapidement leurs écosystèmes.
Il faut donc bien aider les pays pauvres à réaliser leur transition démographique, mais d’abord pour eux et leurs environnements. » (Emmanuel Pont)
Un exemple emblématique d’effets en chaîne d’un problème environnemental : « La guerre en Syrie commencée en 2011 intervient après les douze pires années de sécheresse du Croissant fertile depuis trois siècles : ce n’est pas une coïncidence », souligne le biologiste Gilles Bœuf. Cette sécheresse a conduit les habitants des zones touchées à migrer vers les villes, qui ont alors elles-mêmes connu une hausse du coût de la vie et du chômage, préparant le terrain aux instabilités sociales et politiques qui ont suivi...
5. Marges de manœuvre
Entre pays développés les situations sont elles-mêmes hétérogènes, à niveau de vie similaire. « Pour un niveau de vie proche, un Américain a une empreinte écologique double d’un Européen. Un Français ou un Suisse émet 3 fois moins de CO2 qu’un Américain (un Nigérien 150 fois moins). Il y a donc probablement une marge importante pour contrôler la pollution sans nettement réduire le niveau de vie. » (Emmanuel Pont)
Plus encore : « un grand nombre de pays à revenus intermédiaires atteignent une espérance de vie, un niveau d’éducation, ou une satisfaction comparables aux pays les plus riches, pour des niveaux de PIB par habitant et de pollution plusieurs fois inférieurs. Les stars de ces classements sont des pays inattendus comme le Costa Rica. Il existe donc bien des possibilités de réduire fortement notre pollution sans sacrifier le plus important, si nous sommes prêts à oublier le PIB et renoncer à une certaine abondance matérielle... ».
Pour conclure
Soyons clairs : le propos n’est absolument pas de dire que la démographie est une variable mineure du dérèglement ou qu’il faudrait uniquement agir sur les modes de vie.
Il nous faut agir sur tous les leviers en même temps, y compris sur la démographie (et pas que pour des raisons écologiques), ce qui passe avant tout par 3 voies, en particulier en Afrique : 1/ l’éducation des femmes ; 2/ l’accès à la contraception ; 3/ la mise en place de systèmes de retraite (l’absence de retraites étant l’une des raisons pour laquelle un grand nombre de familles africaines font des enfants).
Mais trop souvent, la focalisation sur la démographie sert de prétexte maladroit pour tenter de faire oublier notre incapacité actuelle à agir à l’échelle. Elle laisse espérer une solution qui nous éviterait de faire des sacrifices sur notre propre confort ou niveau de vie : c’est une chimère.
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Sources principales : retrouvez ici l’article entier d’Emmanuel Pont (30mn de lecture) ; ici la tribune de Gaël Giraud sur le sujet dans Le Monde ; ici l’entretien de Gilles Bœuf et d’Hervé Le Bras.