#51 : Ecologie : dans les coulisses des blocages politiques
Dans ce numéro, je vous propose une synthèse de retours d’expérience et d’analyses sur ce qui fait réellement obstacle aux politiques écologiques ambitieuses, à partir d’enquêtes et de témoignages parus récemment.
Nous répondrons ici à la question : où, précisément, les choses bloquent-elles ?
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Les véritables freins à une action politique ambitieuse sur l’écologie
Disons-le d’emblée : le problème principal ne se situe pas au ministère de l’écologie. Comme on l’a vu dans le numéro sur la loi climat, « porter la critique de cette loi au niveau du ministère de l’écologie revient à méconnaître le fonctionnement du pouvoir politique. Rien n’indique qu’une autre personnalité ou qu’un autre collectif (issu d’ONG, du monde scientifique ou d’ailleurs) aurait fait mieux que Barbara Pompili et que son cabinet en matière de politique écologique » (quand bien même Barbara Pompili est loin d’être exempte de tout reproche).
Je vous propose donc de regarder les choses plus en détails, grâce à trois publications très éclairantes sorties récemment. Les deux premières sont deux livres parus en mars : l’enquête « La poudre aux yeux » de la journaliste Justine Reix, et l’essai « 800 jours au ministère de l’impossible » de Léo Cohen, ex-conseiller des deux derniers ministres de l’Ecologie.
La troisième est un article publié récemment sur Mediapart : il s’agit d’une longue enquête de la journaliste Jade Lindgaard. Cette enquête est édifiante. Même si j’en citerai ici des extraits, je recommande fortement sa lecture si vous êtes abonné au site.
Après avoir lu attentivement ces trois publications, voici ce que j’en retiens. On peut distinguer trois types d’obstacles : 1/ les obstacles politiques liés à l’idéologie qui guide le trident Elysée-Matignon-Bercy, celui-ci disposant de l’essentiel du pouvoir décisionnel ; 2/ les obstacles liés à la machine administrative, qui joue un rôle central dans le passage des décisions politiques à leur application, via notamment leur traduction juridique ; 3/ les obstacles extérieurs.
Le deuxième type d’obstacle est le moins connu : c’est donc par celui-ci que je commencerai ici.
A/ Le poids de la machine administrative

Emmanuelle Mignon, directrice du cabinet de Nicolas Sarkozy de 2007 à 2008, expliquait récemment ce fait qui me semble sidérant : il n’existe pas à l’Elysée « de service chargé de retranscrire les discussions et de noter les décisions prises - ou leur absence ».
En conséquence, « il n’existe aucune garantie quant à la qualité du processus décisionnel, au sens juridique du terme ».
« Qui décide à l’Élysée ? On ne le sait pas toujours. Quel formalisme permet de s’assurer qu’une décision qui, eu égard à son importance ou à sa sensibilité, aurait dû relever du Président, à tout le moins du secrétaire général, a bien été prise par l’un d’entre eux ? Aucun. Tout conseiller peut, par courriel ou par téléphone, affirmer à un ministre ou à ses collaborateurs, sans nécessairement être de mauvaise foi d'ailleurs, que "le Président veut...", "le Président souhaite...", "le Président a décidé...", etc. »
Il y a donc une certaine marge de manœuvre dans laquelle certains peuvent s’engouffrer, surtout s’ils disposent d’un certain pouvoir. L’exemple emblématique - presque tarte à la crème désormais, qui ne doit pas faire croire que le problème se situe au niveau d’une personne alors qu’il est surtout institutionnel - est celui de Marc Guillaume, qui était le secrétaire général du gouvernement de 2015 à 2020. Ce personnage quasi-inconnu du grand public disposait de « pouvoirs quasi infinis », comme l’écrit Léo Cohen dans son récit sur son expérience de conseiller au ministère de l’Ecologie : « conseil juridique du gouvernement, intervention dans les nominations clés de l’administration, coordination du travail interministériel, préparation du Conseil des ministres… ». Il était considéré comme « l’archétype d’une administration toute-puissante » telle que décrite par la politiste Chloé Morin dans son essai « Les Inamovibles de la République ».
Léo Cohen raconte dans son livre : « De tous les griefs prononcés contre Marc Guillaume, et ils sont nombreux, il en est un dont je peux attester : son ingérence répétée dans la politique environnementale ».
Mais là encore, le sujet dépasse largement le cadre de cette personne. « Marc Guillaume est l’arbre qui cache la forêt », explique Léo Cohen. « Derrière lui, ce sont près de 100 000 hauts fonctionnaires logés au cœur du pouvoir, qui restent dans leur immense majorité totalement hermétiques au défi climatique ». L’attaque est violente et je préfère préciser qu’il existe évidemment un certain nombre d’exceptions (sans parler des nombreux convaincus qui travaillent au ministère de l’Ecologie lui-même). Néanmoins le point de vue de Léo Cohen s’appuie sur un constat incontestable : « les agents qui occupent les fonctions clés de l’appareil d’Etat – les fameux A+ - sont en moyenne âgés de 48,8 ans. Ils ont donc achevé leur cursus dans les années 1990, à une époque où la question climatique n’était abordée ni de près ni de loin dans les enseignements. Aujourd’hui encore, les écoles qui préparent aux métiers de la haute fonction publique négligent ce sujet » - ce que déplorent d’ailleurs un certain nombre d’élèves concernés. « Ce déficit de culture environnementale produit des dégâts à tous les étages de la décision publique ».
Le député Matthieu Orphelin, dans l’enquête publiée par la journaliste Justine Reix, ne dit pas autre chose : « C’est un problème générationnel dans la haute administration. Les directeurs ont plutôt la cinquantaine et n’ont pas la même vision que la jeune génération ».
Concrètement, comment cela se manifeste-t-il ? Léo Cohen explique que « la haute fonction publique conserve un pouvoir de blocage en aval de la décision politique », et ce via les décrets, dont la rédaction et la publication se situent entre l’adoption d’une loi et son application. Il raconte ainsi l’exemple d’un texte visant à créer une redevance sur l’exploitation des ressources maritimes, faisant partie de la loi biodiversité : le décret devait paraître avant le 31 décembre pour être appliqué dès l’année suivante. Alors que la loi avait été adoptée à l’automne, Bercy fait traîner le sujet en novembre, puis cesse de répondre au téléphone en décembre, avant de signer finalement le texte en janvier : ce faisant, « en usant de sa capacité d’obstruction, l’administration du ministère de l’Economie a gagné un an », puisque le texte ne pouvait commencer à s’appliquer qu’à partir du 1er janvier de l’année suivant sa publication.
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Dans un entretien récent à la chaîne Greenletter Club, le député Cédric Villani confirme les blocages administratifs relatés par Léo Cohen et leur cas typique : des lois qui sont votées et qui se retrouvent très amoindries lorsqu’elles sont transformées en décrets. « Ce genre de choses arrive sans arrêt », explique-t-il.
Il raconte ainsi les péripéties du grand plan pour l’intelligence artificielle, qu’il avait suivi : « Les milliards qui étaient promis sont rabotés à tel et tel endroit, puis vous vous retrouvez avec des administratifs qui vous disent « ouhla attention, dans le règlement cet argent sert pour tel but donc il nous faut un cahier des charges ; attention ceci c'est contraire à cela… ». Finalement on se retrouve avec toutes sortes de règles qui nous empêchent d’utiliser [l’entièreté de] cet argent. C’est cela la viscosité administrative. Même quand il existe aux niveaux exécutif et législatif la volonté de changer, les choses peuvent très bien se retrouver comme ça, annihilées et diluées par toute une machinerie ».
Pour que cela change, estime-t-il, « il faut que l’administration elle-même sente cette pression. Il faut que quand le décret arrivant au Conseil d'Etat, ses membres suivent aussi l'esprit du décret. Cela implique que les hauts fonctionnaires soient sensibles à ces enjeux, et qu’ils ressentent aussi une pression citoyenne, qu'ils se sentent honteux si jamais ils trahissent l'esprit de la loi ».
Dans son livre, Léo Cohen liste plusieurs pistes pour « renouveler la formation de nos fonctionnaires », ce qui constitue ici le nerf de la guerre : « introduire une épreuve « climat et biodiversité » au concours d’entrée de l’ENA [devenue l’INSP depuis janvier], augmenter le nombre d’heures consacrées à l’écologie dans la formation initiale, imposer des stages de terrain dans des territoires confrontés au défi climatique, etc. ». Mais, puisque nous n’avons pas le luxe d’attendre que cette nouvelle génération arrive aux fonctions clefs, il soutient une proposition qu’il juge « essentielle », faite par Thierry Pech et Pascal Canfin dans une note pour Terra Nova de novembre dernier (« Gouverner la transition écologique ») : créer dès à présent une formation continue en matière écologique, obligatoire pour les dirigeants de l’administration exerçant des responsabilités à fort impact sur l’environnement.
Et pour se donner toutes les chances de réussir, Léo Cohen prône aussi l’idée suivante : « enfermer ces hauts fonctionnaires pendant une demi-journée dans une pièce avec les meilleurs climatologues du pays. Les confronter aux conséquences tangibles d’un réchauffement à 2, 3, 4 degrés. On peut espérer que cette expérience produise sur les dirigeants publics les mêmes effets que les citoyens de la Convention citoyenne pour le climat : une prise de conscience brutale, intellectuelle mais aussi émotionnelle ».
Pour ma part j’aimerais y croire, et il me semble d’ailleurs que c’est une très bonne idée ; mais quand je vois certaines réactions épidermiques de Sénateurs lors de l’audition de la climatologue Valérie Masson-Delmotte fin 2021, j’ai malheureusement quelques doutes sur son efficacité entière. De là, me semble-t-il, le besoin d’un « spoil system », du reste évoqué par Léo Cohen lui aussi : renouveler une partie des profils de la haute administration, en nommant ceux les plus compatibles avec une orientation écologique.
Ceci suppose cependant de les avoir bien identifié en amont. Comment faire ? Léo Cohen cite un exemple intéressant : le « Climate 21 Project » aux Etats-Unis. En amont de la présidentielle américaine de 2020, celui-ci a réuni 150 experts du climat qui ont « identifié les candidats expérimentés susceptibles d'être nommés » dans la haute administration dans le cadre du spoil system, et qui ont « produit des mémos à destination de tous les postes stratégiques de l'administration sur la question du climat ». A garder en tête.
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Attention cependant : le rôle de blocage de l’administration n’est pas un mythe mais doit être tout de même nuancé. J’ai en mémoire le témoignage passionnant de Cécile Duflot dans un grand entretien publié sur le site « Autrement autrement » en décembre 2020. Elle confiait notamment : « Un des éléments que j’ai le plus aimé, dans mon activité de Ministre, a été le travail avec l’administration, avec cette puissance de feu qu’elle représente », ce qu’elle expliquait plus en détails dans l’entretien. Dans le même ordre d’idées, Delphine Batho écrit dans son livre « Insoumise » : « Je récuse le procès souvent fait aux fonctionnaires du corps des Mines et des Ponts consistant à leur imputer l’essentiel des blocages en matières d’écologie ». A Mediapart, elle défend l’idée que « ce n’est pas l’administration qui a torpillé la loi climat. Ce sont des blocages politiques. L’administration fait ce qu’on lui dit de faire. »
Plus spécifiquement, les hauts fonctionnaires au ministère de l’Ecologie sont nombreux à souffrir eux aussi des décisions politiques, comme le montrait un article fort de Reporterre il y a 1 an (extrait : « Laura cite l’exemple de la biodiversité, où les décisions sont parfois prises en désaccord total avec les recommandations qu’elle peut formuler. « On finit par attendre que des associations s’en mêlent et aillent devant le Conseil d’État pour attaquer nos décisions. Et souvent, on ne peut pas leur donner tort. » Elle se rappelle encore du jour où elle a dû défendre devant le Conseil d’État un texte sur les espèces protégées avec lequel elle était en total désaccord. « J’ai gagné, mais j’en aurais pleuré. »)
« Ces derniers temps, les décisions prises vont complètement à l’encontre de nos conseils, de notre travail sur la transition écologique » témoigne une membre du ministère dans le livre de Justine Reix. « Nous sommes nombreux à être entrés au ministère avec une grande responsabilité. Aujourd’hui, nous sommes très peu à penser que l’on peut changer quoi que ce soit ». Elle raconte la toute-puissance de Bercy : « Depuis plusieurs années maintenant, nous perdons systématiquement nos arbitrages ». Justine Reix raconte d’ailleurs que la CGT « reçoit de plus en plus d’appels à l’aide de la part de la tête de l’administration centrale », qui, devoir de réserve oblige, doit « suivre, appliquer et endosser les positions officielles ».
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B/ L’ADN idéologique de ceux qui ont le contrôle : Elysée – Matignon – Bercy
On entend parfois que la formation des élus, outre celle des membres clefs de l’administration, serait indispensable – et c’est sans doute vrai. Mais tout aussi formé qu’il soit, on constate en pratique qu’un élu appartenant au parti au pouvoir a bien du mal à aller contre l’avis de l’exécutif, témoigne Cédric Villani dans le Greenletter Club : « Quand les quelques associations faisant du travail de formation des élus, comme la Fresque du climat ou l'association « Inventons nos vies bas carbone », arrivent à être face à l'élu, à le faire mettre en situation, on a souvent des très bons taux de réponse, avec des réactions comme « c'est incroyable, je n'avais pas conscience que c’était d’une telle ampleur ». Et pourtant, même ceux qui sont convaincus, quand ils se retrouvent ensuite en hémicycle, au moment où il faut aller contre l'avis du gouvernement, contre l'avis du parti, flanchent pour la plupart, se retrouve à dire « non finalement, prenons une petite mesure, ça sera déjà ça, on verra plus tard pour la suite, il y aura une autre occasion, ce n’est pas le moment » ».
Le problème ici ne tient pas tant à un manque de courage de l’élu, qui peut subir de fortes pressions de son parti, mais à l’ADN idéologique du parti au pouvoir, qui correspond (sauf cas particulier d’une cohabitation) à l’ADN idéologique des trois instances avec le plus de pouvoir : le trident Elysée – Matignon (Premier Ministre) – Bercy (Economie).
Les effets s’enchaînent ensuite en cascade, avec en particulier une responsabilité décisive sur les profils et orientations des ministres de l’Agriculture, du Transport, de l’Industrie – trois ministères particulièrement bloquants dans les faits pour l’écologie, en plus de l’Economie. Corinne Lepage parle à leur sujet de « ministères clientélistes » - propos qui s’applique tout à fait au quinquennat qui s’achève concernant l’agriculture (c’était criant avec Stéphane Travert, ça l’est encore en bonne partie avec Julien Denormandie) et les transports (dont le ministre, Jean-Baptiste Djebbari, s’est fait une spécialité de défendre coûte que coûte l’avion).
Ainsi à Mediapart, le directeur général de l’Iddri, Sébastien Treyer, qui fût l’un des experts du groupe « Se nourrir » de la convention climat, raconte l’anecdote suivante, déroulée lors d’une réunion de concertation en 2020 avec l’administration du ministère de l’Agriculture : « Les mesures proposées [par la convention citoyenne] ont été prises une à une et passées à la moulinette d’un modèle d’évaluation économique du ministère de l’agriculture. Par construction, cela montrait que chacune d’entre elles augmentait les coûts de production et baissait les bénéfices des exploitations agricoles. Il y avait deux problèmes : c’était le seul modèle disponible. Et il n’était pas capable de prendre en compte la dimension structurelle du changement voulu par les citoyens. »
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Au-dessus des ministères “sectoriels” ou par “thèmes” se situe celui de l’Economie. Tous les témoignages récoltés par Justine Reix vont dans le même sens concernant son rôle pivot :
- « Même sur ce qui relève de l’environnement comme les taxes ou des règlement, c’est Bercy qui tranche. Ils sont très forts » (Yves Cochet, ministre de l’Ecologie de Lionel Jospin).
- « Beaucoup de ministres de l’Ecologie sous-estiment la forte influence politique et technique de Bercy. Autrement dit dans les réunions interministérielles, Bercy pèse un peu plus que les autres » (Benoît Leguet, DG du think tank I4CE)
- « Le ministre de l’Ecologie a très peu de pouvoir. Si le projet de loi n’est pas à la hauteur, c’est que les arbitrages ont été perdus et que Bercy a plus d’influence » (Morgane Piederriere, responsable du plaidoyer chez France nature environnement)
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Si Bercy a un rôle clef, celui de Matignon l’est encore plus au quotidien (et plus fréquemment qu’à l’Elysée où sont surtout décidées les grandes orientations), en particulier lors des RIM – les réunions interministérielles. Une RIM est convoquée dès qu’une décision politique à prendre dépasse le périmètre d’un seul ministère et pour laquelle les ministres concernés ne se mettent pas d’accord. C’est alors le Premier Ministre ou son cabinet qui tranche. Or « bien souvent, Matignon a tendance à être plus à l’écoute de Bercy que de la transition écologique, qu’importe le rang ministériel » explique Morgane Piederriere.
Delphine Batho, qui avait poussé sous François Hollande pour faire barrage à un permis d’exploitation en Guyane face à la pollution au cyanure causée par l’extraction de l’or, témoigne : « Mon équipe m’a raconté s’être retrouvée dans cette réunion seule contre tous, et avoir pleuré de dégoût en sortant ».
De son côté, Léo Cohen raconte : « Chaque ministère arrive avec sa partition. Les arguments sur lesquels je m’appuie pour défendre ma ligne, qui sont de type « rapport du Giec », « objectif 1,5°C », ne font pas partie de l’équation. On réalise que ces arguments ne font pas partie de la discussion, qu’on s’autocensure, on s’interdit de les invoquer. Là on se dit : j’ai perdu ».
Cette vision des choses est confirmée par Marine Braud, qui travaillait au cabinet de Barbara Pompili. A Mediapart, elle raconte : « On est un ministère qui se considère comme loser. On a tellement l’habitude de perdre les arbitrages qu’on n’ose pas toujours proposer ce qui nous semblerait pourtant nécessaire. Alors on arrive à la table des négociations avec une solution qui est déjà un compromis que l’on pense acceptable par rapport à ce qu’on aurait voulu ; mais comme on nous demande de faire encore des compromis sur cette position, ça peut descendre très bas. »
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Les illustrations d’arbitrages pris par Matignon en défaveur de l’écologie seraient ici nombreux à citer. L’enquête de Mediapart prend le temps de décortiquer les nombreuses situations, parfois absurdes à en pleurer, qui ont abouti au détricotage de la loi Climat.
Mais le sujet dépasse encore largement les RIM.
A Mediapart, Michel Colombier, chercheur à l’Iddri et expert du comité de gouvernance de la convention climat, pointe l’un des nœuds du problème : « la politique climat de la France n’est pas celle du gouvernement ». Ainsi, la stratégie nationale bas carbone (SNBC), censée servir de feuille de route de la politique française face au changement climatique, « n’est pas la boussole politique du gouvernement ». Le ministère de l’Ecologie est le seul à s’y référer, alors « qu’elle est le résultat d’un arbitrage entre nécessité de l’action climatique et les questions d’emplois et d’économie ». Il raconte par exemple que lors d’une table ronde où un représentant de Bercy présentait leurs travaux sur les « budgets verts », il lui a « demandé s’ils sont conformes à la SNBC. Il m’a répondu : “On ne s’est pas posé la question.” »
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Au-delà du gouvernement, c’est toute l’architecture du parti au pouvoir qui joue un rôle puissant, comme le raconte Cédric Villani sur son expérience à l’intérieur de la majorité présidentielle : « Quand vous êtes dans le monde politique, vous réalisez l'incroyable intensité de la pression qui peut peser sur vous à tous les niveaux - pression que peut venir en interne du monde politique, des consignes données par un chef de parti, par un chef de groupe, des rivalités entre courants au sein de votre propre famille politique qui prennent tout votre bande passante…Vous vous retrouvez dans un monde extrêmement contraint dans lequel il y a beaucoup de peur : ça a été une grande découverte pour moi. Peur de pas avoir son investiture, peur de se fâcher avec untel, peur d'être pris à partie, peur de tels scandales, etc. Une énergie considérable est déployée à savoir avec qui on fait les choses, contre qui on fait les choses, beaucoup plus que travailler sur le fond. »
Soyons clairs : une partie de ce que décrit Cédric Villani s’appelle tout simplement la politique (« savoir avec qui on fait les choses, contre qui on fait les choses »). En revanche, il est évident qu’une partie du temps et de l’énergie ne peut qu’être gâchée si le parti en place ne dispose pas d’un ADN idéologique clair, avec des choix tranchés et déjà mûrement réfléchis – en particulier, donc, sur les décisions liées à l’écologie – quand bien même cela n’enlèvera jamais le besoin de débattre et de « manœuvrer ».
Cédric Villani ajoute : « Vous avez tellement d'occasions d’être distraits, de vous occuper de l'agencement des personnes, que vous manquez de temps pour travailler sur le fond et que vous avez donc le résultat connu aujourd'hui : une classe politique qui considère encore le réchauffement climatique et l’effondrement du vivant comme quelque chose qui n'est pas forcément avérée, encore en débat, ou au mieux comme un sujet qu’on a compris intellectuellement mais pour lequel on n'est pas prêts à se mettre en danger [politiquement], à risquer de prendre des mesures impopulaires [face à la volonté de] réélection.
C'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai quitté la majorité présidentielle : ce que j'ai pu voir en hémicycle c'est que sur les sujets très durs – comme repenser la consommation de viande, qui implique que certaines entreprises y perdent, d'autres acteurs y gagnent, c'est un truc très très dur - où il faut vraiment passer à l'action, il y avait très peu de formations politiques qui avaient dans leur ADN suffisamment de courage pour aller au-delà des injonctions et des contraintes politiques. Il y avait les partis écologistes bien sûr, et je dois reconnaître qu'il y avait aussi les Insoumis qui était prêt à faire ce chamboulement, ce raz-de-marée.
On peut faire progresser les partis politiques sur les connaissances techniques mais c’est le cœur du parti, ce pourquoi il est prêt à aller au conflit, prêt à se battre, qui détermine et façonne sa capacité d'action politique. »
Ce témoignage me semble capital pour comprendre pourquoi former les élus ne peut pas suffire. Il est nécessaire que dès le départ le parti auquel appartiennent ces élus aient placé l’écologie comme véritable priorité en acceptant d’aller mener des combats à ce titre, et ce de façon collective.
Cédric Villani cite l’exemple d’une lettre de mission envoyée par le gouvernement à Jean-Marc Bonmatin, chercheur au CNRS spécialiste de l'interaction entre pesticides et biodiversité. La mission : mettre tout en œuvre pour proposer des normes et suggestions pour pouvoir se passer des néonicotinoïdes. Mais une condition était fixée dès le départ : ne pas remettre en cause le rendement agricole et son niveau de productivité … ! Les dés étaient donc pipés dès le départ.
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Au fond, les gouvernements qui se sont succédés jusqu’ici partageaient un même ADN idéologique sur le sujet du climat. Pour caractériser cet ADN, la citation suivante de Nicolas Hulot, issue d’une conférence donnée en janvier 2020 et citée par Justine Reix, vise juste : « Il y a ce petit espoir que demain, on va se réveiller avec quelque chose qui va nous permettre de rerégler la machine climatique. Je me souviens d’Yves Coppens, le père de Lucy (le premier squelette relativement complet d’australopithèque trouvé en 1974) qui avait fait une tribune dans Le Monde en disant : ne vous inquiétez pas, « si à cause de l’accumulation des gaz à effet de serre, la température sur Terre s’élève, on pourra changer l’inclinaison de l’axe de rotation de la Terre et réparer tout ça ». C’était il y a longtemps mais je persiste à dire qu’il y a encore ce petit soupçon. L’avenir est une promesse à laquelle on croit en permanence ». Autrement dit, comme l’écrit Justine Reix, « beaucoup pensent encore que nous allons être sauvés par notre ingéniosité et notre débrouillardise scientifique dans quelques années ».
Or, quand l’ambition d’une action écologique profonde, qui ne repose pas sur l’espoir hypothétique d’un « pari technologique », n’est pas inscrite au cœur du projet idéologique du parti au pouvoir, il est difficile d’espérer des choix politiques à la hauteur du défi. Quand une ministre, en l’occurrence Agnès Buzyn, déclare « je n'aime pas le mot “écologie”, parce que derrière il y a toute une idéologie qui est parfois punitive », c’est bien le signe d’une certaine vision du sujet. Or cette position n’est pas isolée. Lorsque le ministre des Transports affirme que « les solutions [au défi climatique] seront essentiellement technologiques et numériques », il s’inscrit dans la droite ligne du projet porté par le Président, qui a répété en décembre dernier sa conviction qu’atteindre la neutralité carbone passera par l’innovation plutôt que la sobriété, sans remise en cause de l’objectif de croissance.
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Le reste des obstacles
Ceux-ci seraient nombreux à citer et Léo Cohen en mentionne plusieurs dans son ouvrage. Je listerai ici trois points en particuliers :
1/ La personnalité, l’expérience et la méthode du ministre de l’Ecologie
Même si ce point n’est pas à situer sur le même plan que les autres, l’approche choisie par le ministre de l’Ecologie, qui dépend étroitement de son expérience politique et de sa personnalité, a tout de même son importance. Dans le livre de Justine Reix, Morgane Piederriere, de France nature environnement, se montre par exemple sévère sur Nicolas Hulot : « Il ne s’est pas du tout servi de sa notoriété pour convaincre quand il était ministre. On ne l’a pas du tout vu faire de déplacement sur le terrain pour essayer de gagner des combats en médiatisant les choses. Il a fait le choix de ne pas utiliser sa notoriété et a choisi le consensus avec ses collègues. Clairement, ça a échoué ». « Il a eu une approche peut-être un peu candide de son rôle de ministre. Quand il est arrivé, il nous a dit : je ne vais pas être dans une logique antagoniste avec mes collègues. Je veux vraiment travailler avec eux ». Notons ceci dit que si les collègues ministres en question avaient eu l’écologie dans leur ADN idéologique, et qu’ils avaient la pression de Matignon et de l’Elysée pour faire réussir en priorité une politique écologique, les choses seraient tout de même facilitées…
L’expérience politique compte beaucoup aussi, explique Morgane Piederriere : « Ségolène Royal [ministre de l’écologie dans le quinquennat Hollande] savait où appuyer, où mettre la pression, qui contacter à Matignon, à l’Elysée, pour réussir à avoir gain de cause. Elle avait déjà été ministre fréquemment. Ses contacts et sa connaissance des jeux de pouvoir l’ont aidé. Ce n’est pas seulement savoir qui appeler mais aussi quand, avec quelle pression, comment obtenir quelque chose de quelqu’un. Elle savait comment tout cela fonctionnait ». De même, Roselyne Bachelot, à la tête du ministre de 2002 à 2004, était « très forte et très stratégique » grâce à son excellente connaissance des arcanes politiques, raconte le chercheur Emmanuel Martinais. « Elle m’a raconté qu’elle avait gagné un arbitrage à Bercy parce qu’elle avait imposé au ministre de l’Economie une entrevue en tête à tête ; or elle savait qu’il ne connaissait pas le dossier et qu’elle allait l’avoir comme ça. Elle était très appréciée par la direction du ministère de l’époque ».
L’expérience politique joue un rôle capital dès le tout départ, lors de la nomination du ministre. C’est à ce moment là que se décide son périmètre, via ce qu’on appelle les « décrets d’attribution ». Ce périmètre peut fortement évoluer d’un ministre de l’Ecologie à l’autre. « C’est ainsi que la mer et la pêche ont quitté plusieurs fois le ministère pour revenir à l’Agriculture », explique Justine Reix. « Tout est une question de négociation. Compliqué ensuite de proposer une réglementation autour de la pêche si on n’a pas réussi à obtenir son attribution… ». L’enjeu touche aussi aux grandes directions de l’administration et aux grands établissements publics, qui passent sous la coupe d’un ministère ou d’un autre suivant les choix établis au départ. Ainsi l’ONF (l’Office nationale des forêts) évolue fréquemment entre l’Ecologie et l’Agriculture.
« Les gens n’entendent qu’un titre, « machin est nommé ministre de ceci ou cela ». La vérité est que ce n’est pas le titre qui détermine votre champ d’action ou votre pouvoir, c’est le décret d’attribution », raconte Nathalie Kosciusko-Morizet à Justine Reix. « Quand vous êtes à l’Ecologie, est-ce que vous allez avoir la mer ? La chasse ? Le ministère de l’Agriculture essaie toujours de récupérer la chasse. La biodiversité, vous l’aurez, personne ne va vous la disputer. Mais vous avez plein de sujets qui sont tous à l’interface avec d’autres champs ministériels ».
Elle raconte même sans aucune ironie que « les premiers jours, vous avez beaucoup de ministres qui se battent pour l’immobilier et pour savoir ce qu’ils vont avoir comme hôtel particulier » ( !). « Ils ne se battent pas sur les décrets d’attribution car ils ne savent pas que c’est ça qui compte vraiment ».
S’il n’est pas sûr que la plupart des ministres réagissent comme décrit ici par NKM pour le gouvernement qu’elle a connu, on voit tout de même la limite de compter sur un ministre novice en politique, malgré toute sa bonne volonté. Ceci dit, là encore, ne l’oublions pas : les ministres de l’Ecologie successifs ont aussi voire surtout souffert du fait que leur « sujet » n’a jamais été considéré comme véritablement prioritaire par le couple exécutif (Matignon-Elysée).
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2/ Le faible soutien des ONG
C’est un point qui revient aussi bien dans l’enquête de Justine Reix que dans l’essai de Léo Cohen. « Pour la première fois depuis le début de mon enquête, tous les acteurs sont d’accord à ce sujet » écrit Justine Reix. Corine Lepage raconte par exemple : “Au moment de la loi sur l’air, j’ai essayé de m’appuyer sur les organisations environnementales, mais elles étaient très peu présentes. Je n’ai eu que des associations de médecins pour m’aider”. Delphine Batho pointe du doigt certaines situations similaires dans son livre. De même pour Léo Cohen, qui revient sur l’exemple de la taxe carbone et la crise des gilets jaunes. Je ne développe pas ici ce point par manque de place et parce qu’il me semblerait intéressant de pouvoir entendre le point de vue des associations en question, qui donneraient, j’imagine, un autre son de cloche. Mais le point reste intéressant à garder en tête.
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3/ La faible pression médiatique
Ce point n’est pas abordé dans les publications mentionnées ici, mais me semble important lui aussi. 0,7% : c’est le temps d’antenne consacré au climat et à l’écologie durant l’émission politique de France 2 mardi 29/03, durant laquelle 6 candidats à la présidentielle ont été interrogés. En 3h d’émission, moins d’1 minute a été consacrée à ces sujets. Et l’émission suivante ne s’est pas mieux déroulée. Il y a indéniablement un blocage au niveau médiatique (et notamment dans le service public) que l’on a encore pu constater durant cette élection présidentielle. Là aussi, des évolutions fortes seront nécessaires.
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Et j’aurais pu citer aussi (mais l’article est déjà bien long…) l’ADN idéologique des parlementaires…:


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Pour finir, terminons par un point qui a…peu d’importance : l’ordre protocolaire du Ministre en question. « A chaque fois on nous fait le coup, grince Jean-François Julliard de Greenpeace auprès de Justine Reix. L’écologie serait importante car Nicolas Hulot est numéro 2 du gouvernement. On s’en fout, qu’il soit numéro 2 ou 18 : ça n’a jamais représenté quoi que ce soit en matière de capacité à participer aux décisions. Cette espèce d’ordre protocolaire, c’est du pipeau. Ca n’a aucun impact pour la suite, aucun ».
Vous souhaitez en savoir plus ? Revoici les références mentionnées dans ce numéro :
L’enquête « La poudre aux yeux » de la journaliste Justine Reix ;
L’essai « 800 jours au ministère de l’impossible » de Léo Cohen ;
L’enquête de la journaliste Jade Lindgaard sur Mediapart ;
L’entretien de Cédric Villani sur la chaîne GreenLetterClub
C’était le 51e numéro de Nourritures terrestres (lien pour vous abonner). Retrouvez ici l’ensemble des numéros parus. Rdv en mai pour le prochain numéro !