#13 : A propos du documentaire « choc » de Michael Moore
Planet of the Humans, le documentaire « choc » sorti très récemment par Michael Moore (dont il n’est pas réalisateur mais producteur exécutif) livre un réquisitoire sévère contre les énergies renouvelables, les illusions de la croissance verte et ses promoteurs américains les plus célèbres, comme Al Gore.
Le film fait (très) polémique, au point qu’un certain nombre d’écologistes et de scientifiques souhaitent qu’il soit retiré de la circulation, estimant qu’il contient trop d’informations trompeuses.
Les avis sont très divisés sur la question même de conseiller ou déconseiller de le regarder.
Après visionnage, je comprends que l’on soit partagé. Comme souvent chez Michael Moore, ce documentaire s’appuie sur un argumentaire sensationnaliste, et parfois très critiquable, où la rigueur fait souvent défaut (voir plus bas « Ce qui pose problème »). Mais dans le même temps, il pose des questions clefs, et porte – maladroitement – un message de fond qui me semble crucial à entendre (voir plus bas « Ce qui est à garder »).
Il est certain que ce film ne devrait pas être partagé à n’importe qui car il est facile d’en tirer des conclusions erronées, et finalement dangereuses. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard que les pro-charbons et les climatosceptiques soient ses plus grands défenseurs, trop heureux de voir Michael Moore attaquer les discours environnementaux « mainstream » et de grandes figures américaines du sujet.
Si vous suivez cette newsletter, c’est que vous avez le goût de creuser les questions environnementales, y compris lorsque celles-ci sortent des discours habituels.
Ma recommandation serait donc, si vous êtes curieux de découvrir ce documentaire qui suscite le débat, de le visionner ici (VO sous-titrée français, en accès libre jusqu’au 21 mai) en ayant en tête les remarques précédentes, puis de lire des analyses critiques, dont j’ai tenté une synthèse ci-dessous.
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Ce qui pose problème
1- Le film donne la fausse impression que les énergies renouvelables (ENR) sont aussi mauvaises, voire pires, pour l’environnement que les énergies fossiles.
Elles sont loin d’être sans défauts, et ne sont certainement pas la solution miracle présentée par tant d’acteurs environnementaux (activistes, entreprises, ONG, politiques…). Mais le documentaire force le trait. Ainsi, contrairement à ce qu’il laisse croire, plusieurs travaux montrent que l’empreinte carbone du solaire et l’éolien est bel et bien nettement inférieure à celle des énergies fossiles (et ce en prenant bien compte tout le cycle de vie). De même, contrairement au propos du film, il a été bien montré que les véhicules électriques engendrent de plus faibles émissions de gaz à effet de serre que les véhicules traditionnels (y compris, même si évidemment leur intérêt est alors plus limité, en cas d’électricité produite au charbon).
En réalité, le documentaire s’appuie sur des éléments en partie obsolètes (quand ils ne sont pas erronés tout court).
Dans un article de « debunkage », Benjamin Tincq (cofondateur de OuiShare et Goodtech Lab) écrit par exemple que « le «8% d'efficacité» attribué au solaire photovoltaïque est obsolète depuis au moins une décennie. Les panneaux de silicium actuels vont bien au-delà des 20% d'efficacité, et des systèmes comme le photovoltaïque concentré peuvent même doubler ce chiffre. Dans l'ensemble, le film ne prend pas en compte l'augmentation spectaculaire des performances et la très forte chute des coûts – d’un facteur 10 au cours de la dernière décennie, avec des prévisions similaires pour la prochaine ».
« Le seul cas où le solaire et l’éolien sont une mauvaise idée », ajoute-t-il, « est celui où ils viennent remplacer une source de production faiblement carbonée, surtout quand elle est pilotable comme le nucléaire ».
2- Toutes les formes de bioénergie ne doivent pas être mises dans le même sac.
Pour le journaliste scientifique Ketan Joshi, « il est clair que le point de départ du réalisateur était une haine de la bioénergie, qui s’est transformée en haine de toutes les autres formes de décarbonation (sauf le nucléaire, absente du film) ».
Il est vrai que la partie sur la bioénergie est probablement la plus frappante de ce documentaire, car moins connue que les limites de l’éolien et du solaire.
Cela étant, selon Benjamin Tincq le documentaire manque de finesse sur la bioénergie, qui « peut revêtir des formes très différentes - non mentionnées dans le film. Certaines idées de bioénergie sont horribles, comme l'abattage de forêts anciennes pour brûler du bois ou les monocultures de maïs et de canne à sucre pour fabriquer des biocarburants. D'autres ont beaucoup plus de sens [tout en restant cependant limitées] : forêts gérées durablement, biomasse cellulosique issue des déchets agricoles et forestiers, boues municipales, gaz de décharge et peut-être micro-algues à l'avenir. »
3- Le propos sur la démographie n’est pas contextualisé comme il le faudrait sur ce sujet hautement inflammable, facilement récupérable par des idéologies dangereuses. Certains intervenants du film donnent l’impression d’être favorables à des politiques très contestables en la matière.
Ceci étant dit, ce sujet ne doit pas non plus être un tabou comme l’aimeraient un certain nombre de militants écologistes critiques du documentaire. Il faut pouvoir en discuter, justement pour casser certains mythes qui l’entourent. C’était l’objet d’un précédent numéro de Nourritures terrestres (« La prochaine fois qu’on vous parle surpopulation »).
4- Il donne l’impression qu’une large partie des acteurs environnementaux sont malhonnêtes, cupides, « vendus ».
Il est évidemment souhaitable de démasquer le greenwashing surtout lorsque celui-ci est particulièrement grossier. Cela semble être le cas de certaines figures dénoncées dans ce documentaire, dont les réponses à ce film ont paru bien fragiles.
Mais, comme le dit Benjamin Tincq, « les concours de pureté n’aident aucune cause. Avoir des exigences élevées vis-à-vis des militants et organisations climatiques est une toute autre chose que les rejeter entièrement pour leurs imperfections. Le ton de la dernière partie du film est à rapprocher des théories du complot : « Que cachent-ils ? Nous ont-ils menti durant tout ce temps ? ». »
Par ailleurs, le film pointe du doigt le double discours de certaines grands groupes qui font la promotion de leurs investissements dans des projets bas carbone tout en continuant de financer massivement des activités destructrices de l’environnement. Dans bien des cas, cela relève effectivement typiquement de greenwashing. Pour autant, le documentaire aurait pu ouvrir le débat suivant : peut-on réellement se permettre de se passer de ce financement, à l’heure où faire advenir une société bas carbone requiert des sommes considérables ? Et si oui, alors comment faire sans ? A moins d’estimer que cette transition-là n’est pas souhaitable, ou pas atteignable, ce qui soulève d’autres questions (NB : ce sujet sera abordé prochainement dans cette newsletter).
Pour finir, ajoutons que de façon générale le documentaire est très avare en chiffres vérifiables, sources scientifiques sérieuses, présentation d’ordres de grandeur, ce qui n’aide pas à la crédibilité des propos. C’est regrettable car cela rend d’autant plus difficile pour les non-experts de distinguer ce qui est d’une part exagéré et trompeur, d’autre part globalement vrai.
Or il y a bel et bien du bon, malgré tout, à retirer de Planet of the Humans…
Ce qui est à garder
1- Le film rappelle un certain nombre de revers actuels des ENR (en particulier concernant le solaire et l’éolien), qu’il s’agisse de leur efficacité réelle ou de leur impact environnemental. Ceux-ci sont déjà bien connus mais restent importants à souligner à l’heure où de nombreux acteurs (entreprises comme politiques) disent viser le « 100% renouvelable » en faisant comme si le reste (modes de vie, modèles d’affaire, modèles de société) pouvait peu ou prou rester en l’état – ce qui relève de l’illusion ou du mensonge.
Parmi ces revers, citons l’intermittence des ENR, la superficie nécessaire pour installer les infrastructures avec des rendements limités, la durée de vie parfois très réduite des éoliennes et panneaux solaires et les différentes implications qui vont avec, l'impact de l'extraction des métaux nécessaires (argent, nickel, étain, cuivre, lithium, cobalt, etc.), etc.
Si le message général qui est retenu du film est que les ENR ne constituent pas “la” solution permettant de conserver nos modes de vie actuels (…et qu’il n’existe pas de solutions tout court), alors ce film est utile - à condition, cependant, que ce film ne donne pas l’impression qu’il faille mettre sur le même plan ENR et énergies fossiles.
2- Le film souligne les collusions fréquentes, souvent par le biais de « fondations », entre des grands groupes peu « climate-friendly », et des ONG ou activistes très médiatisés, dont la mauvaise foi ou l’inculture écologique est parfois stupéfiante. Il n’est pas impossible que ce film jette un pavé dans la mare et puisse ainsi provoquer des changements en la matière, ou a minima une prise de conscience d’une partie du public avec l’envie de se documenter et d’être moins crédules à l’avenir. Cet enjeu est notamment essentiel pour prendre avec toutes les pincettes qui s’imposent les innombrables « découvertes miraculeuses » régulièrement mises en avant dans des médias, pour régler, pêle-mêle, le problème du plastique, de la pollution de l’air, du réchauffement, etc. et qui incitent dangereusement à penser que nous en sortirons grâce à ces « innovations de rupture ».
3- Comme dit plus haut (avec les nuances qui s’imposent), le film se montre particulièrement intéressant sur les effets délétères de l’utilisation de la biomasse forestière ou des « biocarburants » dont le préfixe « bio » porte trop souvent à confusion…
C’est un sujet encore relativement méconnu du grand public (comparé aux revers de l’éolien et du solaire) et qui pourtant est appelé à gagner en importance, et d’autant plus au vu des projets de BECSC (bioénergie avec captage et stockage du carbone), un ensemble de procédés relevant de la géoingénierie, jugés prometteurs ou dangereux selon les points de vue…
4- Le film peut servir d’électrochoc sur une question philosophique à la fois simple mais fondamentale, au cœur de la difficulté à admettre que la croissance verte est probablement une illusion.
…Et à mes yeux c’est l’écrivaine et réalisatrice Flore Vasseur qui en parle le mieux, dans une chronique récente dont voici les principaux extraits :
« L’énergie « verte » ne sauve pas la planète, encore moins les humains. Mais, pour un temps, elle préserve notre mode de vie. Le confort. L’illusion du progrès. Oui, environnementalistes, politiques et pollueurs se retrouvent autour des énergies vertes car ils n’arrivent pas à imaginer la fin de la croissance. Retirez cela de l’édifice et tout semble s’effondrer. Car de cette croyance nous avons fait société. Et c’est bien tout le problème. Ou ici l’opportunité.
Nous avons intériorisé l’idée que notre place dans la Cité dépend de notre capacité à contribuer à son PIB. Toute notre organisation est basée sur ce tour de passe-passe lui-même assis sur un mythe : la croissance illimitée et, en son nom, la destruction du vivant.
(…) Pourquoi mettre en doute un système assis sur la croissance reste-t-il un blasphème ? Qu’est-ce qui fait si peur ? Cela me turlupine depuis longtemps.
Au milieu du documentaire, il est cette réponse en forme de perle du psychologue américain Sheldon Solomon. Cette croyance en une croissance illimitée est indéboulonnable car elle nous recouvre comme une couverture face à l’angoisse de la mort. C’est très humain : il nous est impossible de penser la fin. C’est notre refus de la considérer qui nous ferait nous accrocher à n’importe quelle solution pour que tout « revienne à la normale », comme avant. « En sécurité ». « Règle ton problème avec la mort et tout devient possible », souffle Solomon [paraphrasant Camus].
Cela tombe bien : le Covid passe par là, par nous. La mort est là. Nous parlons d’elle tout le temps, affichons ses « performances » journalières. Du coup, nous n’avons jamais autant pensé à la vie, à la liberté, à l’après. Et si, pour la plupart d’entre nous, c’était cela qui devait être expérimenté aussi, un aperçu de la fin pour ouvrir les yeux sur le « pendant » ? Une déprogrammation et des questions : les limites étant clairement exposées, que veux-tu ? Que peux-tu ?
(…) Cela passe par un autre système de valeurs, basé sur l’utilité sociale, le lien et l’ancrage. La frugalité, la solidarité et le temps long. Le sens et la justice. C’est tout sauf un renoncement. C’est même sans doute un affranchissement, ce qu’il nous est peut-être proposé de vivre. D’incarner. Mieux que n’importe quelle thèse, n’importe quel livre, le Covid-19 nous en donne un aperçu en taille réelle et propose : composez avec moi, la mort, acceptez vos limites. Ou passez à côté de votre temps. C’est-à-dire, de votre vie. »
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C’était le 13e numéro de Nourritures terrestres, la newsletter sur l’écologie qui donne matière à penser : n’hésitez pas à le partager s’il vous a intéressé ou à vous inscrire sur ce lien. Retrouvez également ici l’ensemble des numéros précédents. A très vite !