#68 : Vivre avec un smartphone obsolète
Léa Mosesso est designer. Elle a mené une enquête intitulée « Vivre avec un smartphone obsolète », qui vient d’être récompensée par le prix du mémoire 2023 du Conseil National du Numérique, après avoir déjà été primée à l’international.
Ce travail, réalisé au sein du laboratoire LIRIS du CNRS et du projet Limites Numériques, a été rédigé durant le cursus de Léa Mosesso au sein du très intéressant Master "Strategy & Design for the Anthropocene".
Avec son accord je vous propose ici des morceaux choisis de cette enquête (lisible en entier en PDF sur ce lien). Ce n’est pas un résumé mais ce qui m’a le plus intéressé.
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Préambule :
La majorité des impacts environnementaux du numérique proviennent de la production des terminaux (ordinateurs, smartphones…), et non pas d’autre chose comme l’envoi d’emails - une croyance répandue qui fait fi des ordres de grandeur. De là l’importance prioritaire de réduire la fréquence du renouvellement des terminaux.
Le travail de Léa Mosesso est intéressant parce qu’il se concentre sur le rôle de l’obsolescence logicielle plus encore que matérielle dans le renouvellement des smartphones, et parce qu’il étudie les usages et les perceptions des utilisateurs, plus que les seuls éléments techniques de cette obsolescence.
L’enquête a été menée sur des utilisateurs de smartphones de marques variées (7 iPhones, 4 Samsung, 12 autres), nommés par leur prénom ci-dessous. Ce panel, jeune et plutôt motivé pour faire durer leurs appareils, est non-représentatif de la moyenne nationale.
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Le Bingo des problèmes des smartphones
Pour les entretiens, a été utilisée comme support une grille de bingo, où chaque case correspond à un problème qui peut être rencontré.
Plutôt que de faire ressortir la cause qui aurait été le déclic du remplacement, cette forme d’entretien permet de faire ressortir l’accumulation de différentes causes.
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Logiciels non-désinstallables, et “données fantômes”
L’un des trois facteurs qui revient le plus dans les causes de renouvellement est le stockage saturé.
Plusieurs personnes mentionnent ainsi, en termes d’obstacles, le système d’exploitation qui prend de plus en plus de place au fil des mises à jour, et les logiciels pré-installés par les constructeurs qui ne peuvent pas être supprimés.
A cela s’ajoutent certaines données difficilement identifiables : en regardant la visualisation du stockage proposée sur les appareils, une partie correspond aux « Données système » sur iOS ou « Autre » sur Android, qu’une des personnes interrogées (Célia) a appelé « données fantômes », et une autre (Théo) « schmilblick » : on ne sait pas d’où elles viennent, où elles sont stockées, ni à quoi elles correspondent. Conséquence : on ne peut pas s’en débarrasser (facilement).
Incompréhensions
Ce problème de saturation est accentué par des incompréhensions sur le stockage.
Ainsi Clara voulait libérer de l’espace de stockage pour télécharger une application. Elle a donc supprimé une application, en calculant de sorte que l’opération libère assez d’espace pour accueillir la nouvelle. Pourtant, après suppression de l’application, l’autre n’a pas pu être installée pour cause de stockage insuffisant, même après avoir enlevé « les cookies, cache, je ne sais quoi ». On voit ici que des données sont restées après la suppression, bien qu’étant invisibles dans l’arborescence du stockage de l’appareil. De là une confusion chez l’utilisatrice.
Autre source d’incompréhension, qui est la plus répandue : une confusion concernant les différents lieux de stockage. Difficile de savoir si les fichiers sont stockés sur l’espace interne, sur un cloud ou sur une carte SD…et donc difficile de faire sereinement le ménage ! Par exemple, plusieurs personnes avaient peur de supprimer des fichiers parce qu’elles ne savaient pas si l’opération allait également les supprimer sur le Cloud.
Ainsi Fabienne ne comprenait pas si les photos reçues par WhatsApp étaient stockées sur son téléphone ou sur un cloud géré par WhatsApp, et donc si ces photos prenaient de la place sur son smartphone.
Les choix des concepteurs logiciels pour la gestion des fichiers est donc une source d’incompréhension, ce qui bloque parfois le ménage à faire : c’est le cas de Jade qui reçoit régulièrement des notifications avertissant que son stockage iCloud est saturé, et qui ne sait simplement pas comment le vider.
…De là d’ailleurs la naissance d’une défiance envers les constructeurs : Kim, recevant les mêmes notifications que Jade, s’est demandé si la confusion entre les lieux de stockage n’était pas intentionnelle de la part d’Apple pour inciter les gens à payer un abonnement iCloud.
Des obstacles dans les usages du quotidien
Principale conséquence du stockage saturé : l’impossibilité d’utiliser des applications, notamment « du quotidien » (mobilité, gestion de projets professionnels…), qu’elles soient à télécharger, ou déjà sur le téléphone mais inutilisables sans mise à jour (image ici de l’app SNCF) :
Autre conséquence : l’impossibilité d’utiliser certaines fonctionnalités : prendre des photos, éditer ses photos, ne plus pouvoir télécharger ses pièces jointes d’e-mails…
…Ce qui est d’autant plus gênant dans le cadre du travail, comme Justine (infirmière) qui est souvent en déplacement et a besoin de charger son itinéraire et prendre des photos.
De façon générale, dans plusieurs cas, quand l’usage des applications jugées importantes pour le quotidien (Google Maps, Lydia…) devient impossible, le sentiment d’obsolescence devient tel qu’il forme une raison décisive de changer de téléphone.
“Le remplacement survient lorsque l’utilisation du smartphone est affectée, en particulier quand des fonctionnalités importantes sont impactées (par exemple le déverrouillage de l’appareil) ou quand il y a des répercussions sur les relations sociales qu’il permet habituellement”.
Chemins d’obsolescence
Léa Mosesso parle de “chemins d’obsolescence” pour désigner les liens de cause à effet qui mènent à la décision de renouvellement de téléphone. Deux exemples ci-dessous :
Ainsi, Louis devait créer une application de dessin (dans le cadre de ses études), mais comme son téléphone avait des capacités de calcul limitées, il n’était pas adapté à l’exercice : « Quand tu faisais un trait, tu sentais qu’il galérait et du coup les traits étaient tout saccadés ».
Ces chemins montrent les implications concrètes de certains problèmes logiciels qui, par une logique d’enchaînement, peuvent pousser au renouvellement. Ils témoignent aussi des dépendances vis-à-vis des smartphones dans certains quotidiens. Enfin ils sont utiles pour identifier les points bloquants sur lesquels agir pour prolonger la durée de vie (par exemple alléger les applications pour qu’elles demandent moins de puissance).
L’incompréhension sur les problèmes accélère l’envie de renouvellement
La majorité des personnes interrogées a émis des questionnements, des doutes, sur l’origine des dysfonctionnements de leur portable. Le cas de Mathieu montre que la difficulté à poser un diagnostic peut rendre difficile la réparation : son téléphone s’éteignait souvent lorsqu’il lançait une application énergivore. Il a attribué ce problème à un dysfonctionnement de la batterie, et l’a fait remplacer, mais le problème persistait. Même en ayant ajouté une extension de batterie à son smartphone, il s’éteignait encore, ce qui l’a poussé à changer de téléphone.
Quand les dysfonctionnements entraînent… du “mieux”
A cause des dysfonctionnements, plusieurs personnes ont commencé à moins utiliser leur smartphone au profit de l’ordinateur…et parfois avec satisfaction. C’est le cas de Louis : « Sur mon téléphone j’ai tendance à ne rien faire, là où c’est moins le cas quand je suis sur mon ordi ». Il a donc vu un intérêt à garder son smartphone obsolète, jusqu’au moment où la lenteur est devenue trop gênante.
Même phénomène avec l’absence de notifications sur certaines app de messagerie, dont un aspect positif est ressorti : moins d’attention mobilisée, et donc moins d’usage du téléphone.
Parfois le système d’exploitation…n’existe plus
La 3e grande cause d’obsolescence logicielle observée, après la saturation du stockage et les dysfonctionnements généraux, concernent les problèmes liés aux mises à jour et à l’installation d’applications.
Parfois le téléphone n’est pas assez récent pour pouvoir installer certaines applications. Pour le cas d’Erika, ex-utilisatrice d’un Windows Phone, système d’exploitation arrêté en 2017, la situation était plus contraignante encore : son système d’exploitation ayant été abandonné par les constructeurs, il l’a été aussi par les créateurs d’applications qui ne voyaient plus d’intérêt à développer et maintenir leurs applications pour un système en fin de vie.
Résultat : certaines applications déjà installées finissaient par ne plus être du tout utilisables. Quand WhatsApp s’est arrêté de fonctionner, Erika a décidé de changer de smartphone.
Pourquoi s’intéresser aux perceptions
Le travail de Léa Mosesso est intéressant parce qu’il rapporte les perceptions des utilisateurs, plutôt que lister uniquement les soucis techniques eux-mêmes. Or ce sont bien ces perceptions et ressentis qui, in fine, conduisent les utilisateurs à juger préférable de remplacer leur téléphone.
On l’a vu plus haut avec le cas des incompréhensions sur les dysfonctionnements.
Un autre exemple intéressant est la méfiance de certains envers les mises à jour. Jade a par exemple rapporté qu’elle ne pouvait pas télécharger une application parce que son système d’exploitation n’était pas à jour. Or elle n’avait « pas forcément envie de mettre la mise à jour » parce qu’elle avait entendu que « ça rendait obsolète » les appareils. Elle relate qu’effectivement, au bout de deux ans, tous ses iPhones ont eu des problèmes de batterie et des bugs. Jade a quand même finalement accepté, avec un probable sentiment de contrainte, de mettre à jour son système d’exploitation, mais l’auteure de l’enquête rapporte que cette méfiance est répandue.
Et de fait…
La perception de Jade semble légitime quand on lit l’histoire de Nicolas : juste après avoir installé - plus ou moins contre sa volonté - une mise à jour qu’il évitait depuis un certain temps, un problème est apparu : le téléphone a commencé à s’éteindre sans prévenir.
…“pas possible” puisque son téléphone avait perdu son intérêt premier : être…portable.
C’est donc bien le signe ici d’effets problématiques rencontrés après des mises à jour, et non plus seulement en l’absence de mises à jour.
Dans d’autres cas, le lien de causalité est moins évident. Ainsi Célia a remarqué l’apparition d’un bug quelques temps après avoir mis à jour son téléphone : celui-ci affichait l’interface “éteindre l’iPhone” plusieurs fois par jour, sans qu’elle appuie sur le bouton dédié, mais elle ne savait pas si cela venait de la mise à jour ou d’autre chose.
On retombe ici sur l’incompréhension des dysfonctionnements et sur la méfiance vis-à-vis des mises à jour, qui semble ici compréhensible, qu’elle soit justifiée techniquement ou non.
De façon générale, Léa Mosesso observe une difficulté à établir un diagnostic précis des problèmes rencontrés, même pour des personnes ayant une bonne connaissance des outils informatiques. Plusieurs témoignages soulignent ce point dans l’enquête en montrant que c’est une cause non-négligeable de renouvellement.
Un exemple où la compréhension des problèmes aurait peut-être pu éviter un renouvellement
C’est souvent une accumulation de problèmes qui pousse au renouvellement. Un enseignement clef de l’enquête, qui ressort particulièrement dans les entretiens, est qu’à partir d’un certain seuil, cette accumulation désincite les utilisateurs à privilégier la réparation plutôt que le nouvel achat (même quand la réparation est possible pour certains problèmes).
« Changer une batterie alors que le téléphone bugge par ailleurs, ça ne vaut pas le coup » témoigne par exemple Jade. Ceci amène Léa Mosesso à faire cette remarque intéressante : « On constate que Jade n’a pas établi de lien entre les bugs et la capacité de la batterie. La compréhension a sûrement un rôle à jouer ici, car savoir si les bugs étaient liés ou non à la batterie défaillante aurait peut-être pesé en faveur de la réparation, puisque l’opération aurait réglé les deux principaux problèmes du smartphone d’un seul coup ».
La frontière entre obsolescence logicielle et matérielle n’est pas étanche
Léa Mosesso invite à remettre en question cette frontière, pour plusieurs raisons :
L’accumulation des problèmes mêle souvent des causes logicielles et matérielles, sans que les causes soient issues d’une des deux catégories uniquement.
Des problèmes logiciels peuvent entraîner des problèmes matériels et vice versa, comme une batterie défectueuse (matériel) qui cause de la lenteur (logiciel).
Dans la structure des appareils, cette distinction n’est pas toujours nette : par exemple, le stockage est conditionné par le matériel, mais se gère par le logiciel.
D’une panne matérielle à une panne logicielle…résolue par une manipulation logicielle
Suite à une chute du téléphone de Théo, l’écran reste noir pendant les appels, l’empêchant de cliquer sur le bouton sur l’écran pour raccrocher :
Au bout d’un moment, il a trouvé dans les paramétrages comment désactiver le fait que l’écran devienne noir. Commentaire de Léa Mosesso :
Il est intéressant que ce soit ici une manipulation logicielle qui permette de régler un problème d’origine matérielle. Cependant, il a ajouté que « c’était un peu caché ». Théo a réussi ce paramétrage, mais une personne moins experte aurait pu ne pas trouver où désactiver la fonction, ou ne pas savoir que c’est possible.
Autre preuve de la porosité entre le matériel et le logiciel : à cause d’une fissure sur l’écran, les trois boutons en bas de l’écran de l’Asus de Théo n’étaient plus fonctionnels. Il a alors installé une application qui a permis d’afficher des boutons virtuels, remplaçant (en partie) les fonctions cassées par la fissure sans pour autant réparer l’écran.
Le redémarrage (choisi), sorte de remède miracle mystère
Comme l’illustre l’exemple précédent, les mystères du bon fonctionnement des smartphones s’incarnent bien dans l’acte du redémarrage :
Plusieurs personnes interrogées ont pris l’habitude de l’utiliser pour régler différents problèmes : écran qui se fige, téléphone qui ne veut pas se déverrouiller, appareil photo qui ne s’active pas...Le redémarrage est utilisé par les personnes sans qu’elles comprennent forcément son mécanisme, et il apparaît comme une sorte de « remède miracle ».
Ainsi Enzo connaissait un bug d’écran noir au moment d’utiliser l’appareil photo. Des recherches lui ont montré que ce problème pouvait venir du « serveur de l’appareil photo ». Il raconte ensuite :
Le redémarrage reste donc une solution temporaire et pouvant être contraignante.
Faire durer son smartphone : pas seulement pour raison économique
L’enquête accorde une large place aux “stratégies de prolongement”, réparties en 4 catégories : la réparation et maintenance, le contournement (via l’installation de systèmes d’exploitation alternatifs ; le détournement d’applications pour des usages autres ; la modification de code source…), l’extension (stockage externe, batterie externe…), et le renoncement (à des fonctionnalités, à des app, à des habitudes, à la rapidité du téléphone, à son usage aussi fréquent…). Pour les découvrir, et comprendre les freins à ces stratégies, rdv à partir de la page 62 du mémoire.
Ci-dessous un exemple de stratégie : la rotation d’applications, c’est à dire supprimer une application quand on a besoin d’une autre, par manque de stockage.
Mentionnons simplement ici que les motivations de renouvellement ne sont pas seulement économiques :
Certaines personnes sont fières d’avoir un vieil appareil et de réussir à le faire durer. Certains sont aussi attachés à des caractéristiques qui ne sont plus proposées sur les appareils actuels. C’est le cas de Célia qui tient beaucoup à sa prise jack, ou Mathieu qui a des difficultés à trouver un petit format de smartphone.
Un exemple de facteur déclencheur d’une décision de renouvellement
Un exemple parmi bien d’autres : Ludivine n’était pas dépendante de son téléphone pour de grands enjeux personnels et professionnels : « Vu que j’étais bien insérée dans ma vie [d’étudiante], je m’en fichais ». Par contre, après la fin de sa licence, c’est devenu beaucoup plus gênant :
Abandonner le smartphone ?
Au moment de changer, certains tentent parfois de passer sur des appareils moins complexes, comme ici Enzo :
De façon générale, une large partie des personnes interrogées disent leur souhait d’avoir un appareil moins complexe, mais se sentent contraintes de choisir l’option du smartphone plutôt que celle du “dumbphone” (téléphone très basique) à cause de leur dépendance à des fonctionnalités peu nombreuses mais jugées indispensables : un GPS, WhatsApp qui est inutilisable sans application, l’identification à deux facteurs pour utiliser les applications de certaines banques.
(Sur le sujet “retour à un dumbphone”, voir aussi ce post Linkedin récent et les commentaires).
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Propositions
A la fin de son enquête, Léa Mosesso formule 4 grands types de propositions :
Pour favoriser les pratiques de réparation et maintenance, proposer un paramétrage plus fin, ainsi qu’une plus grande transparence pour permettre une meilleure compréhension de l’appareil : rendre plus explicite le lieu de stockage de chaque fichier, mettre à disposition un outil de diagnostic des problèmes logiciels, etc. (plus de précisions pages 90 et 91).
Donner la possibilité pour une fonctionnalité d’être accessible par plusieurs moyens (voir page 92, riche en idées en ce sens).
Avancer sur deux leviers : la frugalité, matérielle mais aussi logicielle (voir idées développées pages 93 et 94), et les communs (pages 94 et 95).
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A noter, pour finir, que les témoignages des personnes interrogées sont disponibles en BD sur cette page ; qu’en plus du mémoire, un article de recherche est paru (en anglais) ; et que pour compléter ce travail qualitatif, un sondage sur le sujet sur plus de 1000 français est en cours de préparation. Et le site de Léa Mosesso est ici.
C’était le 68e numéro de Nourritures terrestres. Pour soutenir ce travail, vous pouvez partager ces articles, ou contribuer à ma page Tipeee ici. A bientôt ! Clément