#66 : A l’avant-garde de l’adaptation climatique : témoignages
Sylvain Grisot est urbaniste, fondateur de l’agence dixit.net et auteur des livres « Manifeste pour un urbanisme circulaire » (2021), « Réparons la ville » (2022) et « Redirection urbaine » (à paraître en janvier).
Il publie aussi tout au long de l’année, dans une newsletter hebdomadaire, ses réflexions, découvertes, et de grands entretiens sur la transition des villes et des territoires.
Pour ce dernier numéro de l’année, j’ai sélectionné, avec son accord, ce qui a le plus retenu mon attention - et franchement passionné - dans sa newsletter en 2023 : deux témoignages sur l’adaptation de territoires au changement climatique, complétés par différents éclairages. Bonne lecture !
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I - La redirection d’une station vers l’après-ski
Métabief est une station de moyenne montagne dans le massif du Jura qui a entamé sa transition vers l'après ski en raison du changement climatique, qui la percute de plein fouet. Son économie dépend encore principalement du tourisme et de la neige mais elle a fait le choix d’anticiper dès maintenant en pensant à l’après. Elle est considérée comme pionnière en la matière en Europe.
Concrètement, ses responsables ont décidé d’envisager la fin du ski alpin dans la station à l’horizon 2030-2035 et d’adopter une stratégie cohérente en conséquence : renoncer à investir dans le renouvellement des remontées mécaniques, développer des activités outdoor (VTT, trail, marche nordique…), etc.
Olivier Erard a tenu le rôle de directeur de la station durant plusieurs années. Depuis 2019, son temps de travail est dédié à cette ingénierie de transition. Il raconte ici comment la station en est arrivée à la décision de renoncer à son modèle et de rediriger ses activités, les implications qui en découlent, les premières leçons qu’il en tire.
Les extraits ci-dessous sont issus d’un entretien mené par Frédérique Triballeau, chargée d’études chez Dixit.net, paru en mai 2023.
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A l’origine de ce choix de redirection
« Ce qui fait une station de ski, ce sont ses remontées mécaniques, qui pèsent pour 70% des coûts, que ce soit en investissement ou en fonctionnement. Après mon arrivée à la direction en 2012, je me suis rendu compte que certaines de nos remontées mécaniques dataient des années 80, s’usaient anormalement et avaient des soucis de sécurité. Les analyses ont alors montré qu’il fallait les retirer et les remplacer par deux télésièges plus performants, plus longs, plus rapides… Ce qui représentait un investissement de 15 millions d’euros.
(…) Alors on s’est vraiment posé la question : puisque la durée minimale d’amortissement d’une telle infrastructure est de 20 ans, a-t-on au moins 20 ans de garantie de ski alpin ? J’ai commencé à compiler les données climatiques et à questionner mes collègues de terrain qui s’occupent de la neige de culture. Cela nous a permis, en 2017, de se mettre d’accord sur un scénario : on risque d’avoir un hiver sur deux sans neige en-dessous de 1 000 m, bien avant 2030. Le risque d’investissement dans ces télésièges qui démarraient à 900 m était donc très fort. C’était un moment de choc », qui a conduit à la décision de ne pas réaliser cet investissement et donc d’acter un arrêt du ski à moyen terme. [Il précise ensuite, concernant la sécurité des infrastructures actuelles : « On s’est ensuite rendu compte qu’on pouvait encore avoir une visibilité à 20 ans en conservant les remontées mécaniques existantes, à condition de remplacer les massifs en béton autour des pylônes métalliques et d’adopter une maintenance plus préventive »].
Le temps du deuil, de l’acceptation et de la projection
« La culture des modèles financiers des domaines skiables est fondée sur l’amélioration continue de la qualité de services pour les clients, ce qui veut dire toujours plus de débits, toujours plus de confort, toujours plus de vitesse. Nous, ce n’était plus le cas. En plus, on avait injecté le virus de la fin du ski [avec la décision de non-renouvellement]. Il y a eu un temps assez dur d’acceptation, qui s’est traduit par « On y va, on n’a pas le choix ». C’était flou d’imaginer la fin du ski à Métabief dans peut-être moins de 20 ans.
Il y a eu une forte attente de mettre quelque chose à la place, une envie de remplir le vide qui s’ouvre. C’est angoissant : non seulement la station va mourir, mais on ne sait pas ce qu’il y a après. Il y a eu des idées classiques, comme la diversification des activités, mais on se rend très vite compte que rien ne peut remplacer le ski économiquement. Philippe Alpy, le président du syndicat, a joué un rôle déterminant dans le portage, car il a pris la posture de l’élu capable d’annoncer la fin du modèle sans savoir vraiment où aller. Il fallait se mettre en marche, y travailler, mais sans paniquer et sans répondre trop vite à la question.
(…) La première fois que j’ai sorti des graphiques sur les tendances, fin 2017, les élus ne voulaient pas les voir. Mais on avait travaillé ces scénarios climatiques avec les collègues de terrain : c’est ce qui faisait notre force. Ils ont été confrontés aux expériences locales. Ce huis clos a été essentiel pour passer ces caps difficiles, qu’on peut qualifier de deuil et d’acceptation. C’est un processus qui a pris un an. (…) Je le sais maintenant - je ne le savais pas à l’époque - mais dans une organisation, les gens n’adhèrent pas spontanément à un objectif commun. Un objectif se construit à partir des compromis qu’ils peuvent faire. »
Construire et opérer la transition
« Fin 2018, j’ai lâché mon rôle de directeur de la station pour accompagner ce changement. Par exemple, j’ai accompagné un magasin de sport qui a investi dans de nouveaux parcs de VTT. Ça a fonctionné, et je me suis pris au jeu de me dire qu’il y avait d’autres champs des possibles. »
« Depuis 2019, mon temps de travail est donc dédié à cette ingénierie de transition. La première question a été d’explorer le champ des possibles. J’ai investigué tout ce qui pouvait être réaliste en diversification. Il a fallu contrer les aspirations à vouloir « disneylandiser » la montagne. Mais cela a été relativement facile, car le massif est très riche en biodiversité, il y a beaucoup de pastoralisme et d’exploitations forestières, ce qui a très vite réduit les possibilités.
J’ai projeté un chiffre d’affaires potentiel optimal à terme, qui divisait par 4 celui qu’on connaît aujourd’hui. J’ai aussi essayé d’estimer le poids de l’économique du domaine skiable dans l’ensemble de l’économie touristique. C’est de l’ordre de la moitié, c’est donc loin d’être négligeable. Si on se contentait des activités hors neige sur la station, alors l’arrêt du ski alpin entraînerait l’effondrement de l’économie touristique du territoire. La porte de sortie est de travailler à une échelle territoriale beaucoup plus large que la station. »
« Pour le moment, on continue de maintenir le ski, on transforme ce qui est transformable, mais sans exagérer. Par exemple, on a transformé la luge d’été en luge sur rail. On a développé des pistes VTT, mais on est arrivé désormais à une étendue maximale. Le dernier maillon est de déconstruire les bâtiments en front de neige, qui sont anciens et qui sont des passoires énergétiques, pour faire un seul bâtiment, type pépinière, où se retrouverait tous les opérateurs outdoor, qui vont sûrement créer de nouvelles choses en étant ensemble ».
Comme le dit par ailleurs Philippe Alpy, président du Syndicat Mixte du Mont d'Or : « hier c'était la station qui faisait le territoire. Désormais c'est le territoire qui va faire la station ».
Transformer les pratiques et les mentalités
« Il a fallu renoncer à des investissements. On a été renvoyé à une image de ringards. Les élus trouvaient qu’on manquait d’ambitions, qu’on était des bras cassés … C’était la course à l’échalotte, il fallait faire mieux que les autres. On a alors réussi à repositionner la tendance en montrant qu’on innovait en travaillant avec l’existant, que c’était beaucoup plus difficile de maintenir des appareils que d’acheter des neufs et qu’il nous fallait être beaucoup plus inventifs. Quand j’ai rencontré le maître d’œuvre des remontées mécaniques, je lui ai dit que j’avais besoin d’un artisan qui travaille avec la matière telle qu’elle est. C’est sans aucun doute plus difficile. »
« En 2012, quand je suis arrivé [à la direction de la station], il n’y avait pas de fiches de postes, pas d’organigramme, pas de RH, alors qu’il y avait 50 équivalents temps plein… J’ai créé une fonction RH en 2014 par consolider les parcours professionnels et revenir à l’essence des métiers, pour intensifier et développer chaque compétence. On a aussi mis en place des parcours de formation : on y dédie 3% de notre masse salariale, alors que la réglementation demande 1%. On se qualifie d’entreprise apprenante. Je suis convaincu que la transformation des organisations se joue là. »
Changer de regard
« Quand on m’a donné, en 2006, le dossier neige de culture [type de neige souvent appelée « artificielle » qui est énergivore et prélève dans les ressources en eau], je venais du secteur de l’environnement ; je me suis donc dit que j’allais « dézinguer » le projet. Puis, confronté aux réalités économiques et en commençant mieux à connaître le domaine skiable, je me suis demandé de quel droit pouvais-je faire ça. Je me suis pris dans cette euphorie. En plus, les trois premiers hivers étaient très beaux, on avait l’impression que c’était reparti. La descente a été un peu difficile.
En passant du milieu de l’environnement à celui des domaines skiables, certains de mes anciens collègues pensaient que je passais du côté obscur de la force. Je me suis mis plein de gens à dos. Mais finalement, ces personnes n’ont bousculé aucune de leurs certitudes et n’ont pas réussi à passer à l’échelle. Cette expérience avec la station m’a affranchi de la polarité des gentils et des méchants. C’est la rencontre qui provoque la solution. Il y a parfois des excès, mais il y a aussi des attachements culturels qu’on ne peut pas nier.
Je ne suis pas de la montagne, j’ai été accepté. Et c’est peut-être une chance, car même si j’adore la montagne, je n’ai pas d’attachement viscéral. Ma passion de la montagne ne se traduit pas par la remontée mécanique. Personnellement, cela ne me touchait pas plus que ça, mais je devenais le porteur de mauvaises nouvelles à ceux qui étaient passionnés. »
Les premiers enseignements
« Tout est fait dans le système pour que rien ne change. Il y a donc de bonnes intentions qui ne sont pas de bonnes idées. Il y a des dispositifs d’appui, souvent en investissement, qui sont uniquement dans le « solutionnisme », et pas dans la complexité du problème. Or c’est fondamental de dire que la transformation est systémique et qu’on ne peut pas utiliser des méthodes déjà existantes.
En général, quand on a un problème, on y met le maximum d’expertise et on trouve une solution. Ici, à l’inverse, il faut partir du postulat qu’on ne comprendra pas tout, parce qu’il y a des interrelations qu’on ne parvient pas à voir. A partir du moment où l’on admet qu’on ne sait pas, de nouvelles choses peuvent se construire. En baissant le niveau collectif du sentiment de compétences, on peut laisser émerger des idées farfelues, dont on a besoin. Le danger est de vouloir remplir tout de suite le vide que cela laisse en apportant une solution. L’autre danger est que cela reste simplement de la créativité et pas de la création.
Ce que j’observe dans le domaine de la transition, c’est que beaucoup de personnes ont compris les enjeux, mais c’est tellement difficile quand ils se confrontent au système qu’ils s’en extraient et que cela devient des communautés. C’est très inspirant, mais il faut garder des passerelles entre le système et les microsystèmes qui se mettent en mouvement, sinon le passage à l’échelle indispensable ne se fait pas, ou pire, les pionniers se marginalisent.
Je travaille donc beaucoup en groupe de travail. On rentre dans la complexité, on cherche des actions qui peuvent faire levier à partir d’intuitions collectives. On n’impose rien, on fait émerger. Cela demande de créer une ingénierie qui ne soit pas trop technique, mais qui ait la capacité de regarder le système et d’intervenir là où c’est mûr, là où les gens ont envie d’avancer, sans vouloir convaincre tout le monde. La clef, ce sont surtout les bonnes personnes, au bon moment, au bon endroit. Cette ingénierie de la coopération est très importante à mettre en place pour les transitions. »
Et aujourd’hui…
« Aujourd’hui, chaque jour de neige est un plaisir, notamment parce qu’on a en tête que ce sera peut-être le dernier. Les salariés de la station se demandent encore parfois ce qu’ils vont devenir. Je n’en sais rien, mais cette équipe a des compétences et elle peut encore les enrichir, notamment grâce à la RH qui est en clé de voûte. Apprendre à apprendre. Il y a des adaptations qui vont émerger. Quand je vois avec quelle détente on en parle maintenant, je pense qu’on a une grande capacité de résilience collective. »
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La diversification touristique ne suffira pas : le regard de Loïc Giaccone
Un grand dossier a été publié en janvier sur Outside.com, intitulé « Le ski, c’est fini ? Comment les stations françaises s’entêtent… ou se réinventent ». On y trouve notamment une interview du spécialiste Loïc Giaccone, qui apporte son regard sur l’exemple de Metabief :
« Si les grands domaines skiables veulent changer, se détourner du ski alpin, ils devraient réfléchir à ne pas retomber dans les mêmes travers – ne pas faire d’énormes Center Parcs. C’est pour ça que l’exemple de Metabief est intéressant parce que les responsables de la station ont réfléchi à ne pas refaire les mêmes erreurs passées, à ne pas tomber dans le développement à outrance.
Malheureusement, je pense que ça va être dur à généraliser sur d’autres stations. Métabief est un peu un cas particulier. Parce que le directeur de la station, un ancien glaciologue, connaît bien le changement climatique. Il a embêté ses équipes avec ça, leur a montré des projections climatiques. À un moment, quand les gens se retrouvent coincés, lorsque la réalité du terrain vécue, ressentie, se recoupe avec ce qu’on leur donne comme information sur ce qui se passe globalement, il y a une espèce d’étincelle. C’est comme ça que le directeur a réussi à faire comprendre la situation à ses équipes d’abord.
Ensuite, ça a été un combat pas possible avec les politiques locaux, régionaux et socio-professionnels pour faire accepter ça à tout le monde. Parce qu’il y a une phase de deuil et du déni qui se met au milieu. C’est hyper compliqué. Olivier Erard a tout de même réussi à « vendre » aux élus le projet ; ils ont obtenu quelques millions de subventions de la région pour faire leur transition. Son argument ? Présenter le projet comme la première station à vraiment enclencher sa transition. Il m’a dit : « Je plains les suivants qui vont vouloir faire pareil parce qu’ils n’auront pas cet argument-là ». »
« A Metabief, ils savent bien qu’en terme de business, ça ne va pas rapporter autant. Ils sont conscients qu’ils vont aller vers une décroissance du chiffre d’affaires annuel lié à l’activité touristique. Grâce au plan qu’ils vont mettre en place, ce sera juste moins pire ; de quoi compenser une partie des pertes. Mais pas remplacer tout le chiffre d’affaires lié au ski. Et ça, c’est la dure réalité des régions concernées par le manque de neige à court terme ».
« D’après Philippe Bourdeau, professeur à l’Université Grenoble-Alpes, lorsqu’on a réalisé que l’ère du tout ski était finie, on a d’abord commencé à se diversifier autour du ski mais toujours dans la neige. Ensuite on s’est dit : « L’ère du tout neige est finie, alors il faut diversifier en quatre saisons ». Mais en fait, il faut sortir du tout tourisme, repenser entièrement le territoire pour pouvoir anticiper l’évolution de la vie en montagne pour le reste du siècle. Si le tourisme en montagne s’effondre, pour plein de raisons différentes, il faut penser à faire vivre les locaux sans être trop dépendants des flux qui viennent d’ailleurs. »
Pour plus d’éléments sur ces sujets : voir la revue spécialisée Les passeurs sur l’avenir de la montagne ; ou encore l’entretien en vidéo de Loïc Giaccone sur « ski et changement climatique » dans le Greenletter Club.
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« Toutes les organisations ont leur neige » : le regard d’Emmanuel Bonnet
Et si toutes nos organisations étaient, à leur manière, des stations de sports d’hiver de moyenne montagne ? Nous avons tous notre propre or blanc, cette ressource vitale dont nous dépendons sans même nous en apercevoir : c’est ce qu’explique dans ses interventions Emmanuel Bonnet, enseignant-chercheur à l’ESC Clermont Business School spécialisé en « redirection écologique », ce concept très stimulant qu’il porte avec ses collègues Alexandre Monnin et Diego Landivar (voir les livres « Héritage et fermeture » et plus récemment « Politiser le renoncement »).
Les extraits ci-dessous sont issus de l’entretien d’Emmanuel Bonnet mené par Sylvain Grisot et paru en octobre.
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« Où est la neige chez vous ? »
« Imaginez que toutes les organisations dans l'anthropocène sont des stations de ski. En sciences de gestion, on n'arrête pas d'utiliser des métaphores pour parler d’organisations ; on parle d’organismes vivants, par exemple. Si je devais vraiment trouver une image pour parler d'organisations dans l'anthropocène, ce serait la station de ski.
C'est une question que je pose régulièrement à des managers ou dirigeants : où est la neige chez vous ? Le problème des stations de ski est liés à l'indisponibilité et à la discontinuité. Souvent, ils voient très bien où est la neige dans leur organisation. L'analogie fonctionne bien. Peut-être qu'il y a plusieurs neiges, mais l’important est de comprendre sur quoi l’entreprise repose en termes de modèle économique, qui est fragilisé par une indisponibilité. »
« A Metabief, il y a eu tout un travail autour de la construction de la preuve, pour rendre des éléments tangibles à des collectivités territoriales qui ne sont pas forcément favorables au renoncement du ski alpin. Avec l’idée que c’est ensemble qu’il faut se mettre autour de ce dossier et avancer. De cette façon, le renoncement a finalement été acté. »
« Ce qui se passe en montagne peut être une source d'apprentissage pour ce qui se passe ailleurs. Le modèle intermédiaire de la transition consiste à vouloir adopter de nouvelles pratiques sans abandonner les anciennes - or il faudra accepter qu'il y ait des renoncements. »
Ecouter les territoires et organisations sentinelles
« Je pense beaucoup aux travaux du philosophe Hartmut Rosa où il revient sur ce mythe de la ressource disponible, qui a été construit par la modernité. Aujourd'hui, dans une organisation capitaliste lambda, cette idée que la nature est un ensemble de ressources a été totalement naturalisée. Dans une posture « sentinelle » [notion sur laquelle il travaille avec son collègue Diego Landivar], quand une organisation essaie de réinventer son rapport à son milieu, non seulement la neige n’est pas une ressource, mais elle ne l'a jamais été. Cela veut dire qu'il va falloir créer d'autres liens et utiliser d'autres mots pour les désigner.
(…) Un territoire ou une organisation sentinelle prend conscience des changements de son milieu et des impacts que cela a sur ses modes de vie. La sentinelle sonne l'alerte et il faut qu'elle soit écoutée. »
Eviter le « futur unique qui s’impose »
« Le renoncement, c’est (…) l’élaboration de futurs au pluriel, et non un futur unique qui s’impose. Ce n’est pas simplement de trouver la bonne solution aux problèmes. Comme le dit Alexandre Monnin, il va falloir retrouver une pluralité là où justement elle tend à disparaître ».
« Je pense que la stratégie des organisations pourrait être totalement repensée au regard de ce qu'on appelle l'héritage. Il faut absolument garder, à mon avis, cette perspective de l'héritage et de ne pas snober simplement des organisations qui vont être dépendantes de leurs modèles économiques, même s'ils sont obsolètes. Ce n'est pas en claquant des doigts que tout cela peut changer. »
« Il faut assumer une stratégie de renoncement. Mais le renoncement comme ouverture. Je pense que la confrontation avec ce qui ne peut plus être possible, ce que l'on ne peut plus maintenir, ouvre une question de nouveau possible. Je m'appuie beaucoup sur le philosophe Gilles Deleuze qui dit : "Le possible ne préexiste jamais". Il n'y a pas de possible qui est déjà là : le possible, il faut le créer. »
« Nos conditions d'existence sont profondément affectées. Si la stratégie des organisations ne prend pas conscience que les conditions d'existence des organisations et des êtres qui peuplent cette organisation sont profondément affectés, troublés par ce qui arrive, cela ne marchera jamais. On va retomber dans le mythe de l'organisation invincible de la citadelle [type d’organisation qui veut maintenir un modèle économique hérité, avec un futur unique et une attitude défensive].
(…) Il va falloir travailler avec les communautés concernées, avec les organisations, et non pas contre les organisations. Je tiens vraiment à le préciser, parce qu’on nous dit parfois qu’on est contre les organisations, alors que c’est le contraire. (…) Le renoncement doit se construire de façon démocratique. Le collectif ou des collectifs qui peuplent ces organisations peuvent retrouver une capacité à élaborer des enquêtes. C'est très important.
(…) Je pense à une dizaine de managers de chez Michelin qu'on avait invités, dans le cadre d'une enquête, à Chastreix [station de ski située sur le versant Ouest du Sancy, en Auvergne], pour travailler sur cette analogie "Où est la neige chez vous ?". Cela permet de retrouver un lien vital et existentiel avec ce qui nous entoure. On ne peut pas faire d'enquête si on n'est pas relié vitalement ».
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Comme l’écrit Sylvain Grisot après avoir mené cet entretien, ces neiges dans les organisations peuvent prendre des formes aussi diverses que « le foncier agricole, le béton, la logistique mondialisée, l’argent pas cher, la mobilité automobile, l’eau, la vue sur la mer, les étés joyeux » : « autant d’acquis, d’évidences, des filons inépuisables. Mais entre les crises d’aujourd’hui et les orages qui grondent au loin, impossible de faire encore semblant de croire en leur permanence. C’est pourtant maintenant qu’il faut faire le choix entre acheter une nouvelle paire de canons à neige pour gagner du temps, ou commencer à penser à la suite, en sortant de l’aveuglement et du déni. »
Il existe deux grands types de risques climatiques : chroniques (liés à des changements graduels : hausse du niveau de la mer, baisse de l’enneigement, etc.) et aigus (manifestés par des événements extrêmes : feux, inondations, canicules, glissements de terrains, etc.). On peut ranger l’exemple de Metabief du côté des risques chroniques. La 2e partie de ce numéro est centrée sur un territoire affrontant des risques aigus.
II - Les leçons d’un territoire sentinelle au Canada
Il y a quelques mois, Sylvain Grisot est parti en exploration au Québec. Il raconte ci-dessous sa rencontre avec l’ancien maire de Gatineau, ville qui a été surnommée la "capitale des changements climatiques en Amérique du Nord" en raison de catastrophes successives.
Les lignes qui suivent sont des extraits de l’article-entretien publié par Sylvain Grisot en octobre (lisible en entier sur ce lien).
« Gatineau, c'est la quatrième ville du Québec, située en face d’Ottawa, de l’autre côté de la « rivière des Outaouais » (principal affluent du fleuve Saint-Laurent). En 2017, cette rivière déborde par surprise et fait 4000 sinistrés. Dans les mois qui suivent : une tornade démolit plus de 1500 logements ; des pluies diluviennes s’abattent sur la ville ; ainsi que des canicules, des épisodes de gel/dégel et de nouvelles inondations en 2019 et 2023.
Gatineau, c’est un territoire sentinelle qui tente de nous avertir de ce qui va nous arriver, par la voix de son ancien maire, Maxime Pedneaud-Jobin, élu de 2013 à 2021. Il a décidé de ne pas se représenter à l’issue de son second mandat, et témoigne désormais de son expérience au cœur des impacts du bouleversement climatique :
« Cela a été extrêmement difficile, parce qu’on n'est pas prêt à l'improbable. Si cela avait été un film, cela aurait été un très mauvais film, dont le scénario n'aurait pas été crédible. Chaque année, on est passé d'une crise à l'autre. (…) J’ai énormément appris, ça nous transforme. En tant qu’élu local, nous devons envoyer deux messages en même temps. Nous devons inspirer la force et la confiance pendant la crise, mais en même temps faire preuve d’empathie pour ce que les gens vivent, [en sachant que] parfois, nous sommes impuissants. »
Mais le rôle du maire ne s’arrête pas avec la fin de la phase aiguë de la crise. Quand les médias sont partis et que les sirènes se taisent enfin, il y a un territoire à reconstruire : “L'armée a dû intervenir lors des inondations en 2017 : 70 militaires sont arrivés à Gatineau, et nous en étions très contents. Mais n’oublions pas que nous avons 900 employés à temps plein qui sont restés ensuite au front pendant des semaines voire des mois après le départ de l'armée”. Il faut aussi, par ailleurs, tirer les leçons du choc et se préparer pour la suite. À Gatineau, on ne part pas de rien. Avant les inondations de 2017, la ville avait déjà une culture de sécurité civile, des équipements et une bonne préparation. Mais la catastrophe n’avait pourtant pas été anticipée. Comment se préparer ?
« Il faut qu’un concept devienne une obsession : la résilience, c’est-à-dire la capacité à s’adapter à n’importe quoi. Il faut penser la ville autrement qu’avec les normes d’aujourd’hui qui n’ont plus de sens avec les changements climatiques. Il faut des outils pour être capable de faire face à des choses qu’on ne pouvait pas imaginer avant. »
« Je vais donner un exemple où nous avons eu des pluies diluviennes ; trois des cinq pluies diluviennes des 100 dernières années ont eu lieu entre 2017 et 2018. Je me suis retrouvé dans une salle avec une cinquantaine de citoyens en colère, qui me disaient que leurs sous-sols étaient inondés, qu'ils avaient perdu des biens, des souvenirs, que la fondation de leur maison avait été attaquée, et que la ville n'avait pas fait son travail. Nous avons répondu que les normes avaient été respectées lors de la construction de la rue et de la construction de la tuyauterie. Mais les normes n’ont plus de sens. Quand je dis « construire la résilience », je parle vraiment d'une vision d'avenir où l'on s'équipe ; par exemple, dans une ville, par une protection absolue des terres humides et des endroits qui sont désasphaltés ».
(…) Aujourd’hui il continue de prendre la parole, non plus en tant qu’élu, mais comme sentinelle : « En transmettant cette expérience, en m’assurant que les élus locaux prennent conscience des risques, en parlant des erreurs et des bons coups que nous avons faits, j’ai la sensation de rendre justice aux victimes. »
Parmi les messages qu’il porte, il y a notamment celui-ci sur les risques de l’autonomie : « Les villes défendent leur autonomie et leur capacité d'aménager le territoire, notamment en fonction de leur réalité et de leur identité locale. Mais l'eau ne reconnaît pas les frontières municipales, les niveaux de juridiction. Nous n’en avons pas assez conscience. Il faut donc abandonner une partie de l'autonomie locale pour certains enjeux, notamment pour éviter que nos villes ne soient inondées. Si l'eau n'a plus d'espace où aller, c'est parce que, sur 100 kilomètres en amont de Gatineau, nous avons détruit les espaces de liberté pour l'eau. Dans le projet, il faut donc tenir compte de cela. Cela change assez fondamentalement notre approche, car dans nos grandes batailles, l'autonomie de l'espace était notre principal objectif, mais avec les changements climatiques, l'autonomie est peut-être un problème, pas une solution. »
La société civile doit être mise au cœur de l’adaptation
L’un des messages clefs de Maxime Pedneaud-Jobin est que la résilience ne passe pas uniquement par l’anticipation des catastrophes ou l’adaptation des infrastructures urbaines, mais aussi par le renforcement de la société civile.
« Il y a tellement d'imprévus. Par exemple, je parlais de résilience dans la façon de concevoir l'aménagement du territoire, mais il en faut aussi pour consolider la société civile, afin qu'elle fasse également partie de la résilience de la ville. S'il y a une chose que j'ai apprise, c'est qu'on peut faire confiance aux citoyens. Ils sont capables de se mobiliser, d'apporter des solutions et de sauver la maison de leur voisin. Ils sont une force de frappe extraordinaire. Nous avons mobilisé les citoyens pour qu'ils fassent des sacs de sable pendant les inondations, et leur capacité de production de sacs de sable a été extraordinaire. L'armée était jalouse de voir à quel point nous étions capables de produire des sacs dans un après-midi, parce que nous avons ouvert des arénas et des patinoires, et les gens venaient y faire des sacs. Pour moi, consolider la société civile doit faire partie du projet politique. Les associations de quartier doivent être financées, et nous devons avoir des outils pour nous mobiliser en cas de crise. »
Maxime Pedneaud-Jobin donne un autre exemple pour souligner le rôle crucial de la société civile :
« Les citoyens d'aujourd'hui n'ont jamais été aussi instruits ni aussi bien outillés pour communiquer. Cela signifie qu'ils ont des capacités qu'ils n'auraient pas eu auparavant. Pour donner un exemple, nous nous préparions, en tant que ville, à vendre un terrain que nous considérions comme excédentaire, c'est-à-dire que la ville n'avait aucune utilisation pour ce terrain. Des citoyens se sont mobilisés en disant que ce terrain était stratégique. Dans l'organisation citoyenne qui nous a demandé de ne pas vendre le terrain, il y avait des biologistes et un archéologue qui ont parlé de traces d'occupation autochtones à cet endroit. Ils étaient extraordinaires : leur connaissance du terrain était plus fine que celle de nos fonctionnaires, qui ont peut-être vu le terrain comme un bon endroit pour le développement de loisirs, et l'auraient peut-être vendu à une entreprise privée, qui aurait ensuite fait ce qu'elle voulait. Les rencontres de l'exécutif étaient publiques, les gens ont vu l'ordre du jour et les documents sur la vente du terrain. Ainsi, la transparence leur a permis de savoir que cela allait se produire.
Pour moi, la transparence est un outil de résilience, car elle permet à plus de gens de nous avertir si nous faisons des erreurs, de souligner nos bons coups, etc. La vie démocratique est plus saine lorsqu'il y a cette transparence. C'était aussi une association qui avait des moyens, financée en partie par la ville. La consolidation de la société civile consiste à avoir des associations de quartier qui disposent d'outils et de moyens. Je pense que cela représente un avenir intéressant, car il y a des gens qui ont envie de contribuer et qui ont les compétences pour le faire.
J'aime beaucoup l'expression "expertise d'usage". Personne ne connaît mieux sa rue que le citoyen qui y habite. Pour une ville, il est donc judicieux d'aller vers les citoyens et de chercher cette connaissance pour en faire un projet collectif. C'est également une façon d'être résilient, car lorsque nous avons des décisions difficiles à prendre, non seulement lorsque la crise frappe, mais aussi lorsque nous devons éviter une crise, un citoyen a souvent des solutions intéressantes. »
Autre exemple intéressant sur le volet communication :
« [Pendant les inondations] le directeur de la communication de la ville a publié un tweet et mis à jour notre statut Facebook. Mais il y avait déjà un groupe de citoyens sur Facebook qui était organisé et qui était devenu l’espace numérique des victimes des inondations. Il y avait des milliers de personnes sur ce groupe, c'était l'endroit où les choses se passaient, mais notre service de communication n'était pas conçu pour ça. La bataille de communication n'est plus la même aujourd'hui qu'elle ne l'était il y a 20 ans. Cela a été un immense apprentissage pour la communication en temps de crise. »
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Le rôle crucial des “infrastructures sociales de résilience” : l’exemple de Chicago, été 1995
Ce qu’on vient de voir dans ce témoignage, c’est ce que Sylvain Grisot appelle des “infrastructures sociales de résilience” : “ces liens du quotidien qui sauvent quand la crise est là”. Dans un article paru en septembre, il en donnait un exemple parlant, que voici :
« Chicago, juillet 1995. Il fait chaud cet été-là : le mercure monte même pendant quelques jours au-dessus de 40 °C. Mais il faut plusieurs semaines pour réaliser que l’évènement météorologique était en fait une vraie catastrophe sanitaire qui a tué plus de 700 personnes.
Ce sont prioritairement les quartiers afro-américains les plus pauvres qui sont touchés, avec comme principales victimes les personnes âgées mortes de la solitude (…). Mais les inégalités sociospatiales ne suffisent pas à expliquer tous les décès de cette tragique semaine. Deux quartiers voisins, Englewood et Auburn Gresham, ont connu des taux de mortalité très différents, alors qu’ils sont tous deux habités par une population afro-américaine pauvre, avec une proportion de personnes âgées identique. Quels sont donc les secrets de la résilience d’Auburn Gresham ? C’est la présence d’une « infrastructure sociale » dense et vibrante : les rues animées, les commerces, les équipements publics et les organisations communautaires qui créent du lien, favorisent l’entraide et protègent de l’isolement. Le quartier d’Englewood avait au contraire subi trente ans de crise à bas bruit, avec la perte de la moitié de sa population et de ses commerces, laissant ses rues abandonnées à la criminalité.
Chaque coup de chaud sur nos villes relance les débats sur l’adaptation de nos villes, mais les infrastructures sociales sont systématiquement oubliées. C’est pourtant elles qui feront la différence face à des chocs dont l’ampleur dépasse de plus en plus la capacité des institutions à aider les populations.
Les liens qui les unissent ont autant protégé les habitants d’Auburn Gresham de la canicule qu’une climatisation. »
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Ressources pour aller plus loin :
-Ce compte-rendu de la dernière édition de la principale conférence internationale sur l’adaptation climatique. Parmi les points à retenir : l’importance des “coping skills”, la phrase “our culture is our medicine” de la militante Inuit Sheila Watt-Cloutier, et globalement l’importance des dimensions humaines et sociales dans l’adaptation. Voir aussi ce post synthétique du chercheur Vivian Dépoues ainsi que son article “On n’anticipera pas tout”.
-Sur l’importance de créer une culture de l’adaptation et sur l’utilité des récits : “Le tsunami de 2004 a fait 167 000 morts rien qu’en Indonésie. (...) Pourtant, l’île de Simeulue, toute proche de l’épicentre et peuplée de 70 000 habitants, n’a compté que sept victimes : c’est que, depuis qu’un tsunami a tué la moitié de la population en 1907, les insulaires transmettent à leurs enfants, dans les comptines qu’ils leur chantent, la dangerosité du « smong ». S’ils voient un jour la mer se retirer après un tremblement de terre, il leur faut se sauver le plus haut possible dans les montagnes, dit la chanson. Le mot « smong », issu du dialecte autochtone, a depuis été intégré au dictionnaire indonésien.” (Lu dans Le Monde)
-La note de France Stratégie : “Adaptation climatique : retour d’expérience de trois territoires” : le Grand Poitiers (à titre préventif) ; Dunkerque (gestion du risque d’inondation) ; les vallées de la Roya, de la Vésubie et de la Tinée (suite à une catastrophe naturelle).
-Je remets ici le lien vers le nouveau livre de Sylvain Grisot : « Redirection urbaine ».
-Enfin, pour les élus locaux : une fois n’est pas coutume je partage ici une initiative de collègues au sein de la Climate School, avec l’appui du Shift Project et le soutien de France Nature Environnement IDF : « Ma commune en action », une plateforme gratuite de services et de formation à la transition écologique pour les maires des petites communes. Avec dedans l’Ecole du climat, soutenue par le ministère de la transition écologique, qui forme les élus et agents territoriaux à l’atténuation et l’adaptation climatique.
C’était le 66e numéro de Nourritures terrestres. Pour soutenir ce travail, vous pouvez partager ces articles, ou contribuer à ma page Tipeee ici (merci !). Rdv en 2024 ! Clément