#65 : Dans la fabrique de l’histoire du climat. Morceaux choisis du travail de Le Roy Ladurie
Cette semaine est mort Emmanuel Le Roy Ladurie, l’un des historiens français les plus influents du XXe siècle, qui a marqué l’histoire de sa discipline, mais aussi au-delà : la climatologue Valérie Masson-Delmotte saluait par exemple il y a quelques années son « travail remarquable pour l'histoire du climat en France et en Europe » et racontait que la lecture de son œuvre, au lycée quand elle avait seize ans, avait contribué à l’amener vers la recherche en sciences du climat.
Disciple de Fernand Braudel, Le Roy Ladurie était encensé par ses pairs (« grand historien » disait de lui Jacques Le Goff de 1978, « magicien de l’histoire » écrivait Lauro Martines dans le Washington Post en 1982, etc.), même si, comme on le verra plus bas, ses travaux sur l’histoire du climat ont d’abord reçu en France une reconnaissance très limitée ; ce champ de recherche a même « été largement abandonné en France depuis ses travaux », contrastant avec un « essor exceptionnel en Europe », selon l’historien Emmanuel Garnier. Et ce alors que « la France fut originellement le cœur de l’histoire du climat, dont plusieurs historiens européens, et non des moindres, se réclament toujours de nos jours »…
Quoi qu’il en soit, différents hommages lui ont été rendus cette semaine, rappelant notamment qu’il « ne cessa d’étudier les campagnes françaises du Moyen Age à l’époque contemporaine » (il était d’abord un historien du monde rural), et que c’est à partir de 1975, avec son livre « Montaillou, village occitan de 1294 à 1324 » qu’il connut une renommée internationale (best-seller à sa très grande surprise, vendu à 250 000 exemplaires, traduit dans une trentaine de langues, qui a « fait date dans le rapport du grand public à l’histoire », écrit Libération).
Mais ce sont donc ses travaux pionniers sur l’histoire du climat qui vont nous intéresser ici. Le journaliste Philippe-Jean Catinchi écrit dans Le Monde qu’« en 1967, en publiant une « Histoire du climat depuis l’an mil », il est bien seul sur ce terrain. Un point de vue prémonitoire, quand on mesure la place du sujet dans la sphère publique un demi-siècle plus tard ».
Dans Le Grand Continent, on lit que « si ce n’est pas la première fois que pareil sujet est abordé, Le Roy Ladurie a le grand mérite de le faire en historien de métier, un historien qui fait de l’histoire critique et ne cherche pas à expliquer l’histoire par le climat. Son livre deviendra pour beaucoup de chercheurs un indispensable instrument de travail ».
En réalité, avec ce travail, « il ne répondait pas à une urgence citoyenne ou au contexte politique du moment », ce qui explique sa singularité à l’époque, explique l’historien Julien Vincent. « Il démontrait plutôt l’impérialisme intellectuel de l’école des Annales, prête à s’emparer d’un nouvel objet ou du moins à en contester tout monopole aux sciences de la terre. En faisant du climat un objet d’histoire à part entière, il se plaçait dans les traces de ses maîtres, pour aller au bout de leur réflexion sur la longue durée ».
La chercheuse spécialiste du climat Anouchka Vasaké, élève de l’historien, ajoute, dans un hommage paru dans Libération : « S’il reconnaissait en Braudel un maître, Le Roy Ladurie fut aussi, et avant tout, un pionnier. Pionnier dans les champs historiques explorés, et pionnier dans la méthode : archives, terrain, informatique. Et le climat, plus qu’aucun domaine, est celui où sa méthode fut innovante ».
Pour ce numéro, j’ai sélectionné des morceaux choisis de son fameux livre de 1967, qui a été plusieurs fois réédité, et enrichi en 2009 avec une nouvelle préface puis avec un entretien donné en 2015 à L’Express (actuellement en accès libre ici). La lecture de ce livre de plus de 500 pages très détaillées (dans lequel, selon ses mots, il “déroule à l'envers le film de l'écoulement temporel, en allant du plus connu au moins défriché : du XXe siècle doux au XVIIe siècle frais, et du little ice age au petit optimum et au Moyen Âge”) est souvent aride, mais j’en ai retiré plusieurs choses intéressantes pour tous, que voici.
Les citations qui suivent sont toutes issues de l’Histoire du climat depuis l’an mil, aux éditions Flammarion.
I - Aux points de départ de sa grande enquête
« Les historiens du climat peuvent être rangés en deux catégories : les spécialistes des sciences de la nature (biologistes parfois, météorologistes plus souvent) ; et les géographes, archéologues et historiens professionnels.
(…) J’appartiens à ce deuxième groupe : celui des historiens fouilleurs d’archives. C’est l’histoire agraire qui m’a conduit, par une transition logique, jusqu’à l’histoire du climat. Il y a une vingtaine d’années [il écrit ceci en 1966], j’étudiais, archives et cadastres à la main, l’histoire en France de certains groupes paysans aux XVIe et XVIIe siècles. Or les documents qui concernaient ceux-ci s’avéraient d’une extraordinaire richesse quant à la chronologie du climat ; sans cesse, au fil des vieux textes, venaient me frapper les notices météorologiques d’hiver glacial ou d’été pourri, dont les mentions accompagnaient les indications de mauvaises récoltes, de famines, de disettes, ou parfois d’abondance.
(…) Il était bien difficile pourtant de prétendre faire la lumière sur la météorologie d’autrefois à l’aide de ces seules données descriptives. (…) L’historien des climats du XVIIe siècle se devait d’utiliser une approche quantitative comparable en rigueur aux méthodes que pratiquent les météorologistes actuels pour étudier le climat.
Or les éléments d’une telle approche existaient. (…) En Amérique, par exemple, les dendrochronologistes ont créé, grâce aux tree-rings [anneaux de croissance des arbres], des techniques sophistiquées d’étude du climat. Ils ont mis à contribution ce personnage incroyable qu’est le « séquoia historien », ou encore, historien lui aussi, le pin ou le sapin, quand il vit très vieux : année par année, parfois sur plus d’un millénaire, celui-ci livre, dans la feuilleté de ses anneaux de croissance, la chronique d’une pluviométrie.
En Europe, on ne dispose pas encore sur le vieux continent (sauf peut-être en Allemagne) des séries dérivées des arbres qui soient comparables à celles bâties pour l’Arizona. Il existe heureusement des sources de remplacement. Depuis presque un siècle, les chercheurs qui s’intéressent aux climats anciens utilisent, en France, en Allemagne et au Japon, la méthode phénologique (phénologie : étude des dates d’apparition de phénomènes végétaux, comme la floraison ou la maturité des fruits). (…) On peut ainsi bâtir, grâce au ban des vendanges, la chronique longue des saisons brûlantes, des étés frais, des printemps doux ou glacés.
(…) En 1959, le dieu inconnu qui guide les pas des chercheurs me fit mettre la main sur « le » dossier, sur le trésor inattendu que chaque historien, dans sa spécialité, rencontre deux ou trois fois dans sa vie. Au musée Calvet d’Avignon, je tombai, littéralement, sur l’immense monceau de dates de vendanges qu’un érudit efficace, Hyacinthe Chobaut, avait rassemblé avec beaucoup d’autres données au cours d’une vie de travail. Rendons à Chobaut le nécessaire hommage qui lui est dû. Cet archiviste comtadin fut l’un des précurseurs les plus vrais, les plus secrets aussi, d’une histoire scientifique du climat d’Europe.
A elles seules, pourtant, les dates de vendanges n’auraient pas suffi à rendre possible la résurrection d’une météorologie révolue. Un autre domaine se fit connaître, lui aussi indispensable : la glaciologie historique.
(…) J’accédai progressivement à la bibliographie originale, parfois si mal connue, des articles sur l’histoire moderne des glaciers alpins aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. (…) Ma quête ingrate de ces articles si discrets se révéla rentable, car ceux-ci provoquaient à leur tour, et comme de proche en proche, des lectures substantielles et neuves. Les bibliographies constituées par leurs auteurs renvoyaient, en effet, à d’autres travaux, à d’autres érudits de l’histoire glaciaire, plus anciens encore ; et je m’habituais peu à peu à « remonter » ces bibliographies, tout comme on remonte les affluents les plus lointains, les ramifications les plus buissonnantes d’un réseau hydrographique. J’écartais au passage les branches parasites, les auteurs inutiles ou redondants, les plagiaires et les copistes. Et je cherchais, toujours plus avant, l’eau fraîche des documents et des textes. Je parvenais enfin aux sources elles-mêmes : je pénétrais dans les vieilles archives de Chamonix, conservées au dépôt d’Annecy ; je scrutais les anciens plans ; je lisais les récits des premiers voyageurs des glaciers ; et je confrontais toutes ces données avec les résultats d’une observation sur le terrain.
(…) Forêts, vendanges et glaciers furent ainsi aux points de départ de mon enquête. Celle-ci s’élargit ensuite en cours de route, pour tenir compte des travaux les plus divers, comme les pionniers des pollens [dans les tourbières, qui ont la faculté d'accumuler et de conserver, couche par couche, une grande partie de la matière organique végétale], dont l’apport est irremplaçable à qui veut connaître les variations climatiques du haut Moyen Âge. »
II - Une approche en rupture avec celle de ses prédécesseurs
« Chez les historiens, les premières tentatives d’historiographie du climat se sont souvent soldées par des échecs. Pourquoi ? A cause, d’abord, d’une certaine démarche intellectuelle, commune aux premiers historiens du climat ; ceux-ci n’ont pas étudié dès l’abord, et pour lui-même, le climat fluctuant ; mais ils se sont lancés d’emblée dans une entreprise différente et périlleuse : l’explication climatique de l’histoire humaine.
Elsworth Huntington, par exemple, n’a pas vraiment cherché à connaître sans esprit préconçu les fluctuations climatiques en Asie ; mais il a voulu, dès l’origine, rendre compte, par le climat, des migrations des Mongols. Edouard Le Danois, de même, étudiant le climat des océans, s’intéressait en premier lieu aux déplacements des poissons et des pêcheries, et aux fluctuations de la mode féminine à Paris, conçue comme une réponse aux impératifs changeants du ciel, de la pluie et du froid. Ignazio Olagüe, enfin, « explique » par les fluctuations pluviométriques l’histoire de quelques pays méditerranéens. On pourrait donner bien d’autres cas de cette méthode, exagérément anthropocentrique…
(…) Mais l’anthropocentrisme n’est pas le seul élément critiquable dans les tentatives d’interprétation historique qui fleurissent autour du climat. Différents chercheurs – historiens et non-historiens – ont été possédés par le démon de la cyclomanie. Douglass, l’éminent pionnier de la dendrochronologie américaine, a perdu des années à chercher dans ses tree-rings, avec d’incroyables raffinements statistiques, le cycle « undécennal » des tâches solaires. Jevons, père et fils, et Henry Moore en ont fait autant à propos du cours du maïs, du chômage et du prix des porcs à Chicago ; et Beveridge lui-même a été influencé par leurs travaux.
(…) Ces recherches ont été poursuivies, sans discontinuer, par des générations de chercheurs. Or elles se trouvent aujourd’hui frappées de stérilité. »
« Motivations économiques », « structures sociales », « systèmes de valeurs », « épidémies », « religion », « système monétaire », « géographie »…Le Roy Ladurie mentionne de nombreux facteurs à l’origine de divers épisodes et phénomènes historiques, malgré des signes pouvant laisser croire à une responsabilité première du climat dans ces épisodes.
Il critique non seulement « l’anthropocentrisme naïf des premiers historiens du climat », mais aussi, « bien souvent, des raisonnements en cercle fermé ». Un exemple : « Huntington expliquait les migrations des Mongols par les fluctuations des pluies en Asie centrale. Brooks, persévérant dans cette voie, construisait à son tour une courbe des précipitations dans le Centre asiatique à partir des migrations recensées des Mongols ! Le premier extrapolait du baromètre aux Mongols. Le second, plus indûment encore, des Mongols au baromètre. Double pétition de principe. Quel serpent se mordit autant la queue ? ».
En conséquence, « devant les reconstructions hasardeuses des romanciers du climat, les historiens sérieux ont haussé les épaules. « Je me méfie des explications climatiques » dit un historien économiste (P. Jeannin), se faisant l’écho du sentiment général de sa corporation. Méfiance justifiée ». Le problème est que « ces reconstructions ont créé chez beaucoup d’historiens une réaction inverse : nier radicalement, purement et simplement, les variations historiques du climat. (…) Or ce type de critique, défendant une position fixiste, compromet la possibilité même d’une histoire scientifique du climat. »
Tout le propos de Le Roy Ladurie est de défendre qu’« une telle histoire du climat est pourtant bien possible. A condition de s’affranchir radicalement des préjugés anthropocentriques. A condition de ne pas corseter la réalité dans le temps préconçu d’un cycle. A condition aussi, et surtout, de s’en tenir, pour la construction des séries de base, à des faits rigoureusement climatiques. Une migration, une famine ou liste de famines (à plus forte raison une courbe des prix agricoles) ne sont pas des faits rigoureusement climatiques. La migration répond à des mobiles et déterminations humaines extrêmement complexes. La famine dérive de conditions d’adversité céréalières, dont le déchiffrement climatique n’est jamais prévisible a priori - qu’il s’agisse de grêle, de gel, de pluie, de brouillard, de parasites, de sécheresse, d’épisodes météorologiques parfois très courts et climatiquement peu significatifs.
(…) C’est à ce prix qu’on passera, dans notre métier, de l’histoire romancée du climat à son histoire scientifique, tout comme on est passé, jadis, dans un autre domaine, de l’alchimie à la chimie ».
III - Une approche du travail d’historien différente de celle de Marc Bloch
Cependant, fait-il mine de s’interroger ensuite… « l’historien ne risque-t-il pas ainsi de trahir la mission que lui a impartie Marc Bloch dans un texte célèbre ? Celui-ci écrit en effet : « Derrière les traits sensibles du paysage, derrière les écrits en apparence les plus glacés, ce sont les hommes que l’histoire veut saisir. Qui n’y parvient pas, ne sera jamais au mieux, qu’un manœuvre de l’érudition. Le bon historien ressemble à l’ogre de la légende. Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier ».
Belle formule. Mais enfin, pourquoi le nier, elle m’a toujours paru, en dépit de mon immense admiration pour Marc Bloch, trop étroite, inadéquate au véritable esprit scientifique. Le temps n’est-il pas dépassé des philosophies et physiciens grecs qui disaient l’homme « centre du monde » et « mesure de toutes choses » ?
Plus précisément, prendre à la lettre cette formule de Marc Bloch sur “la chair humaine”, ce serait admettre que l’historien professionnel se désintéresse systématiquement de toute une catégorie de documents sériels ou qualitatifs : observations météorologiques anciennes, textes phénologiques et glaciaires, etc.
(…) En fait, c’est l’attitude du désintéressement général qui a prévalu jusqu’à ce jour. La carence des historiens est à peu près totale en présence des séries anciennes de documents climatologiques.
(…) Heureusement, dans bien des cas, face à la carence des historiens, d’autres chercheurs qualifiés se sont révélés. En Angleterre, par exemple, météorologistes et géographes ont mis la main à la pâte : ils ont collecté eux-mêmes les anciens textes sur les intempéries, et ont constitué ainsi de très belles séries.
(…) En France pourtant, il n'en va pas de même. L'abstention des historiens est longtemps restée définitive et sans remède. Est-ce un hasard, en effet, si la phénologie historique a peu progressé depuis Angot ? Si, depuis Mougin, Richter et Allix, on n'a guère exhumé de textes anciens et significatifs sur les glaciers des Alpes ? Si, en France, aucune série météorologique du XVIIIe siècle n'a été reconstituée depuis les travaux de Renou ? Non, pas de hasard en l'occurrence. La science a piétiné, la connaissance s'est figée dans cette question pourtant passionnante des fluctuations climatiques, parce que (après les travaux initiateurs des pionniers et des amateurs géniaux) les spécialistes qui, parmi d’autres, pouvaient faire avancer la recherche - à savoir les historiens médiévistes et modernistes - se sont dérobés : ils ne s'intéressaient qu'à l'histoire humaine ; et s'occuper des phénomènes naturels, en tant que tels, leur paraissait implicitement indigne de leur vocation d'humaniste.
Sous peine de laisser en friche toute une province possible de la recherche, il convient donc, sinon de contredire, du moins de nuancer et de compléter la pensée de Marc Bloch. C'est mutiler l'historien que d'en faire seulement un spécialiste en humanité. L'historien, c'est l'homme du temps et des archives, l'homme à qui rien de ce qui est à la fois documentaire et chronologique ne saurait être étranger. Sur une telle base, il peut être, et il demeurera, la plupart du temps, cet « ogre» sympathique et anthropophage dont parlait Bloch. Mais il peut aussi, dans certains cas, s'intéresser pour elle-même à la Nature ; il peut faire connaître par ses méthodes d'archives, irremplaçables, le Temps particulier de celle-ci et, par exemple, le rythme et les fluctuations récentes du climat. »
Depuis 1967, comme Le Roy Ladurie l’écrit lui-même dans sa nouvelle préface de 2009, « l’histoire du climat d’Europe occidental a fait de sérieux progrès » : il faut donc voir son ouvrage comme un livre fondateur, mais qui a aussi ses limites aujourd’hui. L’histoire du climat « a beaucoup évolué, tant dans la discipline historique que dans ses rapports aux autres disciplines » écrit Magali Reghezza dans un excellent “thread” Twitter intitulé “ce que l’histoire peut dire (et ne pas dire) sur le changement climatique actuel et l’adaptation des sociétés”.
Autre point important, lui très frappant : le spécialiste Emmanuel Garnier raconte en 2010 que cet « ouvrage ne suscita pas d’intérêt particulier de la part de la communauté des historiens français, qui perçut cette contribution davantage comme une passade que comme un travail destiné à faire école. (…) En dépit de l’accueil enthousiaste qu’il reçut à l’étranger, en France son livre resta parfois incompris, et il n’engendra pas la création d’une « école » française de l’histoire du climat, contrairement à d’autres pays où la spécialité peut aujourd’hui compter sur des cohortes de doctorants et de post-doctorants encadrés par des chercheurs universitaires reconnus. À l’époque, l’historien se heurta à l’indifférence voire à l’hostilité de ses collègues dont certains ne voyaient là qu’une « fausse science ». Faute de reconnaissance, l’histoire du climat connut ensuite une longue période de déshérence en France. »
« Ce désintérêt des chercheurs contribua à cantonner l’historien dans un rôle de simple extracteur de matériaux bruts, livrés pour interprétation à des climatologues et à des hydrologues réputés plus compétents, alors même que ces sources relèvent d’une critique très serrée que seul autorise notre métier », déplore Emmanuel Garnier.
L’historien Vincent Julien, dans un texte paru en 2012, expliquait d’ailleurs que ce même « Emmanuel Garnier, auteur de l’ouvrage Les Dérangements du temps. 500 ans de chaud et de froid en Europe en 2010, semble être le seul historien professionnel actuellement en exercice en France qui se réclame de cette spécialité disciplinaire » - et ce alors même que « l’histoire du climat prospère dans les autres pays d’Europe ainsi qu’aux États-Unis ». Par exemple, le Suisse « Christian Pfister, à l’université de Berne, a constitué une école influente qui dissémine ses travaux dans des revues anglophones à forte diffusion internationale », relate-t-il, en fédérant historiens, géographes, économistes et météorologues dans une même entité.
La chose apparaît d’autant plus regrettable que « l’histoire du climat est aujourd’hui au premier rang des savoirs historiques qui peuvent revendiquer une place dans la réflexion sur le réchauffement de la planète. Alors qu’elle occupait jusqu’ici une place marginale dans les «grands récits» de la modernité, elle s’est arrogée une position stratégique à l’articulation des disciplines scientifiques et du débat public ».
Compléments :
∙ L’entretien de Le Roy Ladurie dans L’Express en 2015. Extrait : « Mes collègues historiens ne prenaient pas ce sujet du climat au sérieux, car ils postulaient que l'homme tout-puissant ne pouvait être soumis au déterminisme des aléas climatiques. Ils doutaient aussi qu'il y eût des sources fiables. Or les outils existaient bel et bien, et il a vite été confirmé que les historiens étaient même mieux armés que les climatologues pour remonter dans le passé météorologique, en particulier parce qu'ils maîtrisent le latin, langue indispensable pour avoir accès aux témoignages anciens. »
∙ « Son ambition de faire une histoire de la planète sans les hommes » est une « vision aujourd’hui vieillie », précise le journaliste Damien Dole dans Libération, « mais qui fut celle d’un pionnier ». En réalité, lui-même a évolué entre les années 1960 et 2000, à l’image de la discipline (cf le thread de M. Reghezza là encore). En 1967, il tenait à prendre beaucoup de distance sur les liens entre fluctuations climatiques et phénomènes socio-économiques. Par la suite, comme on le comprend dans son entretien à L’Express (où il insiste sur le fait que « oui, le climat peut bousculer nos destins ») et comme le confirme le spécialiste Emmanuel Garnier, il « a veillé à nuancer ce parti pris dans ses publications ultérieures » (de 2004, 2006, 2009). Dans un texte paru en 2010, la chercheuse Anouchka Vasak parle à son propos d’un « recentrage sur l’humain » et mentionne un « tournant anthropologique » (…mais pas « anthropocentrique ») de ses publications. Elle ajoute que son « histoire du climat est devenue une histoire « humaine » du climat. (…) Ce déplacement dans les années 2000 de l’axe de la discipline donne le sentiment d’une urgence qui le conduit à l’expression personnelle d’une inquiétude face à l’avenir. »
∙ Podcast : « Dans les vestiges des anciens climats » : 4 épisodes de France Culture qui tendent le micro aux paléoclimatologues. « Ils font parler les glaces, les roches, les sédiments marins, les charbons... et révèlent combien le passé des climats nous renseigne sur l’ampleur des dérèglements actuels ».
∙ « Nouvelles approches de l’histoire du climat » : cours à venir (en libre accès) au Collège de France, par l’Américain Kyle Harper, en février et mars 2024.
∙ Enfin, citons à nouveau les deux articles riches et pointus déjà évoqués rapidement ci-dessus, pour des remises en perspective : “Le climat de l’histoire et l’histoire du climat” de Vincent Julien, en 2012 (où, entre autres, il interroge ce qu’est un « document climatique valable » et montre que la définition des documents ou des faits « climatiques » est une question politique) ; et “Fausse science ou nouvelle frontière ? Le climat dans son histoire” d’Emmanuel Garnier, en 2010, qui présentait “un état de la recherche en matière d’histoire du climat”.
On y apprend notamment que l’étude des vendanges comme source historique, massivement exploitée jusqu’aux années 1990, est nuancée voire contestée scientifiquement depuis lors : pour certains historiens, les bans de vendanges seraient en partie des constructions sociales, avec des évolutions de dates de vendanges dues notamment à des facteurs culturels. Ceci dit, dès 1967 Le Roy Ladurie prenait des pincettes sur les dates de vendanges comme source fiable. Il écrivait d’ailleurs que “la vigne produit de bien d’autres façons des données sur l’histoire du climat : pas seulement via la date des vendanges mais aussi via la qualité du vin, qui renseigne sur l'excès ou le déficit des chaleurs reçues par la grappe de raisin”.
Emmanuel Garnier, qui déplorait que l’histoire du climat soit un « champ de recherche largement abandonné en France depuis les travaux pionniers d’Emmanuel Roy Ladurie », lançait cet appel en fin d’article :
« Qu’aujourd’hui, le Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement, une unité mixte de recherche CEA-CNRS appartenant aux sciences « très dures », soit la seule entité à accueillir avec bienveillance et générosité des historiens du climat ne relève pas d’un quelconque esprit de charité mais bien plus d’un intérêt bien compris : les appels d’offres traitant du climat comportent de plus en plus fréquemment un ou plusieurs volets sociaux pour lesquels la contribution de l’historien est très prisée. (…) Si revendication il y a de la part de l’histoire du climat, ce serait plutôt celle d’être d’une niche non pas écologique mais historique au sein de laquelle elle pourrait enfin s’épanouir après des décennies de désintérêt de la part de la communauté historienne et des institutions qui la chapeautent (CNRS, universités) ».
A noter que ces mots datent donc de 2010 ; je ne saurais dire comment les choses ont évolué depuis (au-delà des travaux de Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher)...
C’était le 65e numéro de Nourritures terrestres. Les précédents sont tous accessibles sur ce lien. Pour soutenir mon travail, vous pouvez partager ces articles et/ou contribuer à ma page Tipeee ici (merci !). A bientôt. Clément