« Nietzsche voulait des surhommes. Le carbone l'a fait »
L’an dernier, Jean-Marc Jancovici, président du think tank The Shift Project et associé fondateur du cabinet Carbone 4, a donné un cours réparti en huit séances sur les enjeux énergie-climat à l’École des Mines de Paris.
En 20h, il y balaie l’ensemble des principales questions sur le sujet, et en particulier trois d’entre elles :
Pourquoi l’énergie est-elle aussi importante dans nos vies (et plus que jamais aujourd’hui) ?
Quels grands défis énergétiques, déterminants pour l’économie et la société, devrons-nous affronter au XXIe siècle ?
Quelles sont les pistes pour répondre à ces défis ?
On peut considérer que c’est aujourd’hui le cours de référence en français pour comprendre les enjeux énergie-climat parmi les différentes ressources accessibles en ligne.
Le cours a été mis en ligne sur cette page, au format vidéo, audio et texte (je vous conseille l’option « Cours avec les supports et le son », bien plus sobre et qui permet de bien mieux lire les slides). Vous pouvez également retrouver toutes les slides sur ce lien.
J’ai sélectionné ci-dessous six enseignements à retenir de ce cours - non pas un résumé, mais plutôt des morceaux choisis issus des 20h. De quoi, peut-être, vous donner envie de vous plonger cet été dans la totalité du cours !
Mise à jour : quelques mois après la sortie de cet article, j’ai publié une analyse approfondie sur le “phénomène Jancovici”, soulignant dans la partie 3 certains éléments critiques à garder en tête, que vous pouvez retrouver sur ce lien.
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1/ Les énergies fossiles ont révolutionné nos modes de vie de façon inédite…et temporaire
« Nous passons notre journée à utiliser des prothèses : des machines qui utilisent essentiellement des énergies fossiles. Sans elles, nous aurions la vie des paysans français il y a 2 siècles, avec 30 ans d’espérance de vie moyenne à la naissance, et sans augmentation de revenu au cours de la vie (une invention moderne) » - J.M. Jancovici
Ce qui caractérise l'ère « moderne », c’est le changement d'ordre de grandeur dans la consommation d’énergie, qui a été à l’origine d’une croissance économique d’une ampleur inédite (figure ci-dessus).
L’énergie abondante, rendue possible par les énergies fossiles, a transformé radicalement nos modes de vie depuis la fin du XIXe siècle :
• Elle a déterminé la structure actuelle de nos métiers. J.M. Jancovici montre qu’il existe au fil des années, pour la plupart des grandes puissances et dans l’ensemble du monde, une corrélation quasi parfaite entre la quantité d’énergie utilisée par personne et la fraction de la population qui travaille dans l’agriculture : plus la première est importante, plus la seconde est faible. Ainsi en France au début du XIXe siècle, 2/3 des actifs travaillaient dans l’agriculture ; l’exploitation des énergies fossiles a ensuite fait chuter le nombre de paysans.
• Elle a favorisé la concentration urbaine et l’étalement en banlieue. J.M. Jancovici souligne la très forte corrélation entre consommation d’énergies fossiles et étalement urbain au fil des années, le second phénomène découlant du premier. Il met en évidence l’accroissement des déplacements domicile-travail en IDF entre 1975 et aujourd’hui, qui suit l’augmentation de la consommation d’énergie par personne.
« L’énergie a restructuré le pays », explique-t-il, « et ce phénomène s’est appliqué dans tous les pays qui ont eu accès à l’énergie abondante. On avait des campagnes peuplées et des villes pas trop grosses ; on est passé à des villes beaucoup plus grosses, plus étalées, et des campagnes bien plus vides ».
• La remarque vaut aussi pour le logement. Le nombre moyen d'occupants par résidence principale est passé de 2,8 en 1978 (dans un logement de 77 m² en moyenne) à 2,2 en 2009 (dans un logement de…92 m² en moyenne). C’est l’énergie qui a rendu possible cette évolution, explique-t-il. De même, « c’est l’énergie abondante qui a permis le développement du divorce (qui nécessite 2 logements plutôt qu’un) », dit-il : « divorcer représente une augmentation de 60% d'énergie par ex-conjoint (2 fois plus de logements à construire, à chauffer ; 2 fois plus d'objets à fabriquer et utiliser ; des déplacements supplémentaires pour les enfants...) ».
• L’énergie abondante, en permettant aux humains de ne plus devoir travailler en permanence pour satisfaire leurs besoins primaires, a rendu également possible l’essor des études (car les machines libèrent de la force de travail) et en particulier des études longues ; des retraites ; ou encore des loisirs, et en particulier des loisirs modernes puisque les formes de loisir qui se sont développés ces dernières décennies sont très énergivores.
Il ajoute, sur la question des loisirs, que dans un monde en contraction énergétique nous ne connaîtrons pas une augmentation du temps libre, mais plutôt une diminution, contrairement à une idée reçue.
In fine, « nos modes de vie ont été déformés par l’abondance énergétique ». Or, comme il le montre dans son cours, cette abondance est temporaire : nos modes de vie seront donc tout autant déformés par la contraction énergétique que l’on connaîtra dans les prochaines décennies.
2/ La dépendance de notre économie au pétrole est totale
Le pétrole n’est pas seulement l’énergie servant à faire tourner nos machines : il est aussi la base de la chimie organique servant à fabriquer la totalité des produits qui nous entourent. « Se passer de pétrole ou vider son logement, c’est pareil » en conclut-il.
Il est d’ailleurs faux de dire, comme on l’entend parfois, que la France est un pays en majorité nucléaire (c’est uniquement vrai pour sa production électrique) : la grande majorité de l’énergie finale en France vient d’énergies fossiles, et avant tout du pétrole.
Plus encore, en France l’importation de pétrole ne représente que quelques points du PIB mais c’est bien 100% du PIB qui dépend du pétrole. La dépendance de l’économie française au pétrole est totale.
Ce constat est valable en France mais plus globalement dans toute l’OCDE. Il n’y aurait par exemple pas eu de mondialisation sans pétrole.
J.M. Jancovici montre en particulier une corrélation extrêmement forte au niveau mondial entre consommation de pétrole et PIB par habitant :
Commentaire de J.M. Jancovici : « jusqu’aux chocs pétroliers, les deux courbes suivaient une direction similaire mais n’avaient pas les mêmes valeurs ; après les chocs pétroles, les deux courbes se superposent quasiment. Depuis les chocs pétroliers, l’économie est devenue encore plus dépendante du pétrole qu’avant, notamment en raison de la mondialisation, qui a rallongé les chaînes logistiques ».
Il fait remarquer que « la variation du pétrole se situe légèrement en avance de phase par rapport à la variation du PIB. Cela invalide l’idée qu’il y aurait une croissance qui vient « naturellement » et qu’on consomme du pétrole parce qu’on en a les moyens. En réalité, c’est l’inverse : comme on a les moyens de mettre les machines en action (grâce au pétrole), on produit et on a donc du PIB ».
« Ce que nous dit ce schéma », ajoute-t-il, « c’est que le jour où le schiste chutera aux USA, la courbe du pétrole passera en négatif et alors la courbe du PIB passera en négatif ». Or le modèle économique du schiste n’a justement jamais été aussi proche de s’effondrer (pour plus d’explications sur le schiste et comprendre les enjeux du pétrole à l’heure actuelle, voir le récent numéro de Nourritures terrestres dédié).
3/ Ce n’est pas l’envolée des prix qui marque(ra) la raréfaction du pétrole
• « L’énergie est gratuite. Le pétrole, par exemple, est gratuit. Ce qui est payant, c’est deux choses : l’accès à la source d’énergie, et le travail pour extraire cette énergie de l’environnement. On paie donc une rente humaine et du travail humain.
Le prix d’une énergie ne dépend pas de l’abondance de celle-ci. Si une énergie est très abondante, elle peut tout de même être très difficile à extraire de son environnement. Le fait qu’une énergie soit très abondante ne nous dit rien de la capacité à l’extraire à notre profit.
Ce qui compte pour le coût de l’énergie est le fait que la source d’énergie préexistante soit déjà très concentrée et avec peu de barrières pour accéder à cette source. L’archétype, c’est le pétrole : il est hyper concentré, et historiquement ce n’est pas très compliqué d’en faire sortir.
Voilà pourquoi l’humanité est passée du tout-ENR (énergies renouvelables) au pétrole. C’est pour cette raison qu’on est passé d’une marine, d’un système de transports, d’une agriculture, d’une industrie tout-ENR au tout-fossile ».
• « La raréfaction du pétrole ne se matérialisera pas par une envolée infinie du prix. Cela ne s’est pas produit par le passé, cela ne se produira pas à l’avenir. Les projections du prix du pétrole du World Energy Forum ont rarement été justes jusqu’ici ; elles ont peu de chances de l’être demain.
Les deux indicateurs de raréfaction du pétrole seront : 1/ l’augmentation des investissements à consentir pour obtenir un baril supplémentaire ; 2/ la contraction de l’économie, c’est-à-dire une baisse du PIB ».
4/ L’économie est tirée par la consommation énergétique. Si cette consommation baisse, le PIB diminue…ce qui se produira de façon préparée ou forcée au cours du siècle.
Le cœur de la thèse de J.M. Jancovici est le lien entre PIB/habitant et consommation énergétique/habitant.
Selon lui :
• Le PIB dépend directement de la consommation énergétique et non l’inverse. L’activité économique, dit-il, dépend directement de la quantité de flux physiques. « Les euros ne font que mesurer monétairement un flux que les kWh mesurent physiquement ». Il relie par exemple l’origine de la crise économique de 2008 à la contraction énergétique en montrant qu’aux Etats-Unis, l’approvisionnement énergétique par personne est justement passé par un pic deux ans avant la chute de Lehman Brothers.
• En raison de la contraction énergétique à venir (qu’elle soit volontaire pour limiter les émissions de gaz à effet de serre, ou subie en raison de la raréfaction du pétrole), nous allons vivre dans un monde en contraction et non en expansion, ce qui constituera un bouleversement majeur.
5/ Ce qui a explosé depuis 20 ans, bien plus que les énergies renouvelables : le charbon. Le charbon est l’un des déterminants les plus importants de la trajectoire climatique mondiale.
• De 2000 à 2017, la consommation de charbon a augmenté 14 fois plus que celle du solaire, et 6 fois plus que celle de l’éolien. Ce qui fait dire à J.M. Jancovici : « Si les journaux avaient une pagination qui reflétait les faits, pour un article qui parle du solaire on en aurait donc presque 15 sur le charbon ».
• Selon lui, « on a aujourd’hui une très grande certitude sur les réserves de pétrole restantes, qui sont très faibles (pour le conventionnel) : ce qui reste, c’est ce qui est extrêmement bien caché et donc ce qui sera très cher à extraire. En revanche, c’est l’inverse pour le charbon : on a une très grande incertitude sur les réserves », qui sont potentiellement encore très importantes.
• 10 pays possèdent plus de 90% du charbon mondial. Le graphique ci-dessous montre les réserves de charbon par pays (source BP, 2018) :
• Commentaire de J.M. Jancovici : « L’avenir climatique du monde est notamment dans les mains de ces 10 pays là. Ce sont eux qui décident ou non d’utiliser leur charbon chez eux [le charbon est une énergie très domestique, dont 90% de la production est utilisée dans le pays de production, à l’inverse du pétrole pour lequel 2/3 de la production passe au moins une frontière]. La quantité de charbon de ces 10 pays et la façon dont ils l’utiliseront constituent l’un des déterminants majeurs de la trajectoire climatique du monde. »
6/ En matière climatique, nous ne pouvons pas faire reposer nos espoirs sur l’efficacité énergétique
Le graphique suivant montre l’évolution de l’efficacité énergétique depuis 1965. Il montre que cette évolution est bien trop faible pour que l’efficacité énergétique soit le principal levier pour atteindre nos objectifs climatiques.
L’efficacité énergétique a permis une diminution de seulement 10% du nombre de kWh/$ en 18 ans. Pour J.M. Jancovici, il est inimaginable que l’efficacité énergétique permette d’atteindre la réduction des gaz à effet de serre visée. “Plus on améliore l’efficacité énergétique, plus il est difficile d’être encore plus efficace”, ajoute-t-il. Il juge donc que l’efficacité énergétique ne permettra pas de réduire de façon significative les émissions de gaz à effet de serre.
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In fine, J.M. Jancovici démontre tout au long de son cours que diviser les émissions de gaz à effet de serre par 3 (condition nécessaire pour limiter le réchauffement global à 2°C) implique de faire diminuer drastiquement la consommation d’énergie par personne, afin d’émettre seulement 2 teqCO2/personne. Un Français moyen en émet aujourd’hui 6 fois plus.
Sa conclusion est claire : pour y parvenir, nous n’avons pas d’autres choix que la contraction de l’économie, avec toutes les conséquences que celle-ci implique sur nos modes de vie.
Si nous ne réduisons pas notre consommation d’énergie de manière volontaire pour tendre vers la sobriété, cette contraction se produira de toute façon en raison des limites géologiques de notre planète (raréfaction des ressources), de façon subie. Or une contraction subie serait nettement plus douloureuse…
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C’était le 19e numéro de Nourritures terrestres, la newsletter sur l’écologie qui donne matière à penser (inscription ici) : n’hésitez pas à le partager s’il vous a intéressé. Retrouvez également ici l’ensemble des numéros précédents. A très vite !
Mouais, je ne comprends pas pourquoi scientifiques, économistes, politiques etc ne relient jamais les courbes démographiques aux émissions de GES. Il est pourtant évident que déjà à 7 milliards d'individus sur cette planète nous la surexploitons, alors je n'ose pas imaginer ce que ce sera lorsque nous serons 10 milliards. La solution serait peut être d'aller chercher du côté d'une politique de décroissance démographique (en plus c'est gratos) plutôt que de trouver et inventer toute sorte de stratagèmes tordus pour continuer à couler...
> dans un monde en contraction énergétique nous ne connaîtrons pas une augmentation du temps libre, mais plutôt une diminution, contrairement à une idée reçue
Sauf avec une meilleure répartition des richesses, je pense.