#57 : Adaptation climatique : un coup de gueule salutaire
Cette semaine il s’est passé une chose dans l’actualité climatique française qui mérite de s’y attarder, au vu des incompréhensions et des controverses suscitées.
L’info en question : la stratégie d’adaptation de la France au changement climatique va désormais s’appuyer, entre autres, sur l’hypothèse d’un réchauffement de + 4°C (semble-t-il en France) d'ici la fin du siècle... ce qui correspondrait à un scénario de réchauffement mondial qui ne respecterait pas l’accord de Paris. C’est ce qu’a annoncé le ministre de la transition écologique Christophe Béchu lors d’un colloque sur l’adaptation :
"Mon souhait, c'est que nous n'ayons pas seulement un scénario qui consiste à penser qu'on va tenir l'Accord de Paris, même s'il ne faut pas capituler". Il faut s’appuyer sur "deux scénarios dans notre stratégie d'adaptation, un scénario optimiste et un scénario pessimiste, qui tournent autour de 2°C et 4°C. Dès maintenant on intègre ces éléments dans nos modèles".
Rappel de contexte : l’adaptation, c’est le fait d’agir pour faire face aux effets, aux impacts, aux conséquences du changement climatique ; l’adaptation se distingue de l’atténuation qui est le fait de lutter contre le changement climatique lui-même, en réduisant nos émissions de gaz à effet de serre. Pendant longtemps, appeler à agir pour l’adaptation était mal vu auprès de certains car considéré comme un renoncement à l’action pour l’atténuation. Aujourd’hui la situation climatique et les mentalités ont bien évolué…mais encore insuffisamment semble-t-il ; et c’est tout l’objet de ce numéro.
Controverses
L’annonce de Christophe Béchu a suscité des réactions diverses, certaines négatives, comme celle sur Twitter de Fabrice Bonnifet, directeur développement durable du groupe Bouygues et connu pour être l’un des rares grands cadres du CAC40 à s’exprimer de façon très cash sur les enjeux écologiques (discours anti croissance verte, etc.) :
“La messe est dite, l'objectif 1.5° est désormais inaccessible car les mesures de décarbonation ne relèvent que de l'incantation ! Les politiques vont progressivement nous parler d'adaptation subie, comme pour nous habituer à l'inaction choisie !”
Son tweet a aussitôt été “liké” par des dizaines de comptes, dont le “collège des directeurs du développement durable” (qu’il préside) mais surtout par différents professionnels engagés sur les enjeux écologiques, consultants en environnement, RSE, écoconception, etc. - et, plus globalement, par nombreux citoyens préoccupés comme nous tous par ces questions (“+ 4° voici la nouvelle promesse du gouvernement. N'oublions pas.” pouvait-on lire par exemple sur le même réseau social, entre autres messages du même type).
En clair : le propos de ces critiques est de sous-entendre que le gouvernement abandonnerait de facto l’objectif de l’accord de Paris de rester sous les 1.5°C ou 2°C (ou commencerait à préparer les esprits à l’abandon de cet objectif).
Dans le même genre, même si on peut comprendre le propos général, Marine Tondelier, nouvelle cheffe d’EELV, a réagi ainsi : “le ministre de l’écologie nous dit donc qu’on va vers un monde à +4degrés… Pendant que le ministre de l’Intérieur est à l’action pour criminaliser les militants qui essaient de l’éviter. Belle cohérence gouvernementale dans l’inaction et l’impuissance”.
N’y allons pas par quatre chemins : ces réactions, compréhensibles s’agissant de non-spécialistes, plus problématiques pour d’autres, témoignent d’un malentendu sur le sujet de l’adaptation.
Pourquoi ces réactions passent à côté du sujet…et risquent même de nourrir le problème
Pour l’expliquer, je vais simplement relayer ici les propos d’experts du sujet, qui sont très clairs et parlent pour eux-mêmes. A commencer ci-dessous par un coup de gueule salutaire.
Morgane Nicol, spécialiste de l’adaptation, directrice du programme Territoires de l’Institut de l’économie pour le climat (I4CE), sur Linkedin
“Mes propos n’engagent que moi. Je suis d’autant plus en colère qu’un certain buzz contre-productif est lancé par des personnes dont je partage généralement le "combat".
(…) Il est urgent de le comprendre : adapter nos territoires aux impacts du changement climatique n’est plus une option. Même si nous réussissons dès demain à nous mettre sur la trajectoire la plus ambitieuse de réduction des émissions, sur les 20 prochaines années le climat continuera de se réchauffer et les impacts du changement climatique d’augmenter. Et nous ne sommes pas prêts à y faire face : l’année 2022 en est une bonne illustration. Pour reprendre les mots du climatologue Christophe Cassou "L’impréparation est désormais un choix". L’adaptation n’est aujourd'hui plus une option. Nous devons "éviter l’ingérable ET gérer l’inévitable".
Opposer ces 2 objectifs est ainsi au mieux le signe d’une mauvaise compréhension du sujet, au pire faire preuve d’une mauvaise foi dangereuse. Il n’existe pas de réelle politique d’adaptation au changement climatique aujourd'hui en France, notamment car un tel objectif n’est dans aucune loi. L’annonce du ministre lundi était donc une excellente nouvelle : pour la première fois un objectif d’adaptation de la France aux impacts du changement climatique va être inscrit dans la loi.
Risquer de faire reculer le gouvernement sur ce sujet pour des raisons de posture politicienne ou de buzz médiatique n’est pas entendable.
Car l’adaptation au changement climatique est un enjeu de justice sociale : ceux qui sont et seront les plus impactés par les conséquences du changement climatique sont les plus vulnérables, y compris en France. Pour donner un exemple : que se passe-t-il pendant les vagues de chaleur ? Les plus riches partent prendre l’air à la mer, à la montagne ou la campagne (dans le pire des cas mettent la clim...), pendant que ceux des quartiers restent coincés dans leurs tours surexposées à la chaleur, parfois sans même de volets pour limiter l’entrée de chaleur, entourés de bitume lui même surchauffé.” (source)
Autre exemple, cité par la géographe Magali Reghezza : “s’adapter à +4º, c’est aussi préserver l’accès aux études supérieures” (voir ici l’image qu’elle partage sur le sujet).
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Gonéri Le Cozannet, chercheur au BRGM, co-auteur du 2e volet du 6e rapport du GIEC, sur Linkedin et Twitter
“Je vois plusieurs aspects positifs à cette approche:
1. Considérer plusieurs scénarios pour l'adaptation, y compris des scénarios très défavorables, ce n'est pas renoncer à l'atténuation, mais anticiper pour éviter encore plus de pertes et de dommages si les choses tournent mal.
2. Nous ne sommes pas les premiers à faire cela. En Grande-Bretagne, la barrière de la Tamise considère des scénarios de niveau de la mer à 4°C de réchauffement global en 2100 et avec effondrement de l'Antarctique de l'ouest. En effet, même dans ce cas, on ne peut pas accepter que Londres soit submergé.
3. Considérer des scénarios défavorables va nous obliger à examiner attentivement les limites à l'adaptation, et donc de vraies transformations au lieu des rafistolages, pardon, de l'adaptation incrémentale. Exemples : agroécologie, agroforesterie, réaménagement de l'espace public... Par exemple, le rapport du GIEC montre qu'au-dessus de 2°C de réchauffement global, des changements d'occupation des sols sont nécessaires pour limiter les risques de pénurie d'eau en Europe.
Je pense donc que cette annonce va dans la bonne direction.
Il ne faut pas se faire d'illusions, s'adapter à 3 ou 4°C, c'est juste sauver ce qui peut l'être dans des conditions de vie qui aujourd'hui paraîtraient inacceptables à la plupart d'entre nous, et après avoir perdu de nombreux écosystèmes comme par exemple les coraux tropicaux. Il ne s'agit pas de renoncer à l'atténuation, mais de limiter autant que possible les pertes et les dommages, quel que soit le scénario.
Je pense que nous ne pouvons pas nous offrir le luxe ne pas considérer ces scénarios défavorables, alors que nous ne savons pas du tout si nous allons vers 2°C, 3°C ou vers autre chose.”
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Ronan Dantec, Sénateur écologiste, co-auteur en 2019 d’un (excellent) rapport sur l’adaptation climatique de la France d’ici 2050, et président de l’association Climate Chance, sur Twitter
“Plus 4 degrés en France, ce n’est pas un scénario pessimiste mais juste lucide. Il correspond à la déclinaison en France des engagements des États à Glasgow, qui nous amènent vers 2,6 au niveau mondial donc environ 4 sous nos latitudes. Ne pas l’intégrer serait faire l’autruche !”
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Christophe Cassou, climatologue et directeur de recherches au CNRS, sur Twitter
“Choix cohérent! Anticiper/se préparer au pire, ou en tout cas au domaine des possibles impactants, est un devoir, tout en gardant les objectifs ambitieux pour ne pas l'atteindre.”
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Magali Reghezza, géographe, membre du Haut Conseil pour le Climat, sur Twitter
“[Un scénario de] France à +4° n’est pas un renoncement à l’objectif de neutralité carbone. (…) Derrière les sigles obscurs et les chiffres abscons, cette annonce marque un tournant majeur. Il faut prendre le temps de mesurer ce que ce +4ºC implique pour nos territoires, notre quotidien, nos emplois. Plus que jamais, les ajustements à la marge ne suffisent plus.”
Ce que les critiques devraient plutôt souligner
Cette annonce du ministre parachève une évolution attendue de longue date : “l’adaptation aux impacts du changement climatique en France n’est plus un tabou”, écrit l’I4CE.
Mais il nous faut une stratégie et un plan à la hauteur des défis liés à l’adaptation - or pour le moment nous en sommes loin.
Sur l’adaptation, il “manque une vision nationale : objectifs/ juste répartition des efforts/moyens/jalons” expliquait par exemple l’été dernier la géographe Magali Reghezza (spécialiste de l’adaptation, que je vous invite à suivre sur Twitter ou dans les médias, par exemple dans le podcast Chaleur Humaine, également retranscrit ici).
Sur le même sujet : “le ministère de la transition écologique et ses agences perdent 1000 agents par an à cause des coupure de budget” rappelle à raison l’élue locale Chloé Girardot Moitié (EELV), qui ajoute : “il est honteux que l'État accorde si peu de moyens au sujet. [En revanche] je crois que c'est une bonne nouvelle de regarder la réalité en face avec la possibilité d'un scénario pessimiste”.
Les messages à porter devraient donc plutôt être les suivants :
1- En termes d’adaptation climatique de la France (qui est déjà aujourd’hui à +1,7°C par rapport à 1900), aujourd’hui le compte n’y est pas, et ce malgré un changement de posture récent, souligné par le think tank I4CE :
Ces derniers mois, enfin, la France a pris conscience de la nécessité d’adapter tous les territoires aux conséquences du dérèglement climatique. L’adaptation est un objectif mieux compris et mieux partagé. Il était temps. Car jusqu’alors, nous continuions à concevoir des politiques et à investir dans des infrastructures comme si le climat ne changeait pas. Chaque année, au moins 50 milliards d’euros d’investissements publics sont encore réalisés sans systématiquement prendre en compte le fait que le climat change.
Dans ce contexte, l’annonce de Christophe Béchu va bel et bien dans le bon sens. On pourrait même considérer qu’elle ne va pas encore assez loin : le scénario pessimiste retenu par le gouvernement semble être de +2°C et +3°C de réchauffement mondial, ce qui correspond à jusqu’à +4°C en France, mais cela reste très modérément pessimiste (cela correspond en réalité au scénario SSP2-4.5 du GIEC et donc à un scénario intermédiaire, “business-as-usual”, qui amènerait vers +2.7°C d’ici 2100). Le climatologue Christophe Cassou écrit lui-même que ce choix annoncé par Christophe Béchu “est même un peu conservateur”.
Ce n’est pas pour rien que de nombreux experts de l’adaptation climatique des entreprises recommandent plutôt à celles-ci de s’appuyer sur un scénario de +4°C au niveau…mondial, pour leurs hypothèses pessimistes :
“Une dérive climatique de +4°C à la fin du siècle n’est pas improbable et, dans une logique de précaution, il est indispensable d’anticiper un tel niveau de réchauffement” écrit ainsi Carbone 4.
“Les scénarios à prendre pour l’atténuation et pour l’adaptation ne sont pas du tout les mêmes. Pour ce qui est de l’adaptation et conformément à l’esprit d’une bonne gestion des risques, il est indispensable de se caler sur un scénario à +4°C [en tant que scénario pessimiste]. Ce n’est pas le seul à prendre mais c’est indispensable” abonde Huu-An Pham responsable de l’adaptation du secteur industriel chez AXA Climate (disclaimer : Huu-An est mon collègue, bien que je ne travaille pas directement sur ces sujets de mon côté).
D’ailleurs, le chercheur Gonéri Le Cozannet estime que “pour le cas particulier de l'élévation du niveau de la mer, il fau[drai]t même considérer un cas très défavorable avec effondrement de l'Antarctique”.
Plus globalement, cette annonce, bien que très bienvenue, n’enlève pas le sentiment que le gouvernement agit toujours avec un train de retard et de façon trop limitée. Rappelons que le manque d’adaptation est déjà un problème, cf les événements de l’été dernier en termes d’incendies, pénuries d’eau, etc. Il est donc urgent d’agir de façon massive, systémique (atténuation et adaptation vont de pair ; biodiversité et climat aussi ; politiques sociales et climatiques aussi ; etc.) et…systématique (la chercheuse Morgan Nicol explique que les politiques publiques doivent adopter un « réflexe adaptation » : “aucune décision d’investissement ou de réforme ne devrait être prise sans considérer l'enjeu de l'adaptation à un climat déréglé”). Le terme “d’adaptation by design” commence à monter lui aussi (exemple : construire des infrastructures pensées dès leur conception comme résilientes aux futurs risques climatiques).
Concrètement que faire et comment le faire ? Pour le cas français, d’excellentes études ont été publiées l’an dernier, à commencer par celles des experts d’I4CE (citons aussi les trois notes du think tank Intérêt général, la note de l’Institut Rousseau, etc.). C’est ce qui permettra de passer des “rafistolages” aux “vraies transformations” pour reprendre les mots du chercheur Gonéri Le Cozannet.
2- Comme pour l’atténuation, une politique sérieuse d’adaptation nécessite des moyens colossaux et n’est pas réalisable avec des baisses de moyens humains et financiers. Il faut sanctuariser les moyens du ministère et de ses agences et même inverser la tendance. Rappelons l’ampleur du défi : “les 2/3 des Français sont déjà fortement ou très fortement exposés au risque climatique” (rapport 2021 du Haut Conseil pour le Climat). Au-delà des enjeux auxquels on pense spontanément (montée des eaux, incendies, sécheresses, etc.), certains risques semblent encore sous-estimés : ainsi près de “10 millions de maisons individuelles sont potentiellement très exposées au phénomène de retrait et gonflement des sols argileux”, accentué par le changement climatique et en particulier la sécheresse (source).
3- Pour éviter la maladaptation et pour éviter d’accroître les inégalités sociales (il existe des voies d’adaptation plus ou moins justes et injustes socialement), les choix de priorités, de doctrines et de mises en œuvre opérationnelles seront clefs - et c’est tout cela aussi qu’il faudra surveiller de très près. Là encore je renvoie aux notes des think tank I4CE et Intérêt général.
Bref, reconnaître l’annonce de Christophe Béchu comme une bonne avancée, ce n’est pas valider l’action climatique du gouvernement dans son ensemble, ni vendre son âme au diable…Il s’agirait d’être sérieux et responsables - et, quand on a une certaine audience et/ou influence, d’écouter les scientifiques avant de s’exprimer.
Deux dernières remarques pour finir ce numéro :
1-Une piste d’action concrète, a minima pour les entreprises et les collectivités locales : participer à un Atelier de l’Adaptation (que je recommande, ayant eu l’occasion de le tester récemment), construit sur un format similaire à la “Fresque du Climat” (3h) et basé sur le rapport du groupe de travail 2 du GIEC. Bravo à Juliette Nouel et Marguerite Deperrois pour avoir inventé et peaufiné cet outil qui a tout pour s’étendre.
2-La France est loin d’être la seule à être en retard sur le sujet. Aux Etats-Unis, une enquête de 2021 montrait ainsi que “les Américains continuent de s'installer précisément dans les endroits les plus menacés par le changement climatique, comme Phoenix (qui a vu sa population augmenter de 11 %) ou la côte du golfe du Texas, qui combine le risque de chaleur et le danger d'inondation”.
C’était le 57e numéro de Nourritures terrestres. Tous les numéros sont consultables ici. Je tiens à remercier celles et ceux qui soutiennent ce travail sur ma page Tipeee. A bientôt ! Clément