Quels sont les grands enjeux de cette guerre d’un point de vue environnemental, à ce stade ?
Ce numéro est loin de présenter un panorama complet, loin de là ; mais j’ai rassemblé ces derniers jours plusieurs éléments qui peuvent en intéresser certains ici. Ce premier récapitulatif nécessiterait d’être affiné, enrichi et mis à jour - et pourrait, par ailleurs, être bien sûr bouleversé en fonction de la suite des événements…
1/ La dépendance énergétique au cœur de la guerre
Rappel du contexte. Ce que de nombreux observateurs s’époumonaient à dire depuis des années fait désormais la Une de l’actualité : l’Union européenne dépend à 38% de la Russie pour son approvisionnement en gaz. Et tous les pays ne sont pas concernés à part égale, comme le montre bien cette infographie du NY Times :
Avec cette guerre, il devient donc enfin évident que « l’UE doit se passer du gaz russe », déclare désormais Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission. « Nous devons couper le cordon de la dépendance énergétique ».
Notons d’ailleurs que la dépendance va au-delà du seul gaz : en France, presque 13% de notre pétrole vient de Russie (pour le contexte, le pétrole représente 45% de notre énergie finale, largement devant le gaz, 19%). Au niveau mondial, la Russie est le 3e producteur de pétrole, avec plus de 10% du marché, et le 6e producteur de charbon.
L’analyste Greg De Temmerman le dit bien : “Peut-on se passer des hydrocarbures russes? Les capacités de production mondiales en gaz et pétrole étaient déjà en peine pour satisfaire à la demande, et remplacer plus de 10% de la production rapidement parait irréaliste. Les substitutions prendront du temps à se mettre en place. On entend beaucoup de bruit autour du fait de devenir indépendant du gaz d'ici 10 ans : d'une part c'est optimiste, d’autre part 10 ans c'est long. A court terme, le levier le plus rapide est l'expansion du renouvelable”.
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Première remarque, évidente : on en revient encore une fois, comme toujours, au besoin d’anticipation et de réflexions de long terme en politique.
Et comme l’écrit Michael Liebreich, bon connaisseur des questions énergétiques :
« À tous ceux qui disent que l'invasion russe de l'Ukraine est le signal d'alarme qui incitera l'UE à réduire sa consommation de gaz, je vous invite à lire cet article de 2014, lorsque la Russie a annexé la Crimée. Ceux qui n'apprennent rien de l'histoire sont condamnés à la répéter ».
Que disait l’article en question ? Que « les dirigeants européens veulent établir une feuille de route d'ici le milieu de l'année [2014, donc] pour réduire leur dépendance au gaz naturel russe, au moment où ils cherchent à punir la Russie pour son annexion de la Crimée. »
2014…Résultat huit ans plus tard :
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Deuxième remarque : « le gaz est une arme de guerre ».
Il faut lire les mots ci-dessous de Laurence Tubiana, directrice générale de la Fondation européenne pour le climat, et l’une des « architectes » de l’accord de Paris :
« Les entreprises énergétiques européennes financent directement cette campagne de bombardements et de meurtres.
De nombreux décideurs politiques, diplomatiques, énergétiques, ont manqué de perspicacité. Mais aujourd'hui, nous devons comprendre que nous alimentons directement le trésor de guerre de la Russie. Les entreprises énergétiques européennes doivent agir en conséquence.
A partir de là, tout "business as usual" est une voie vers la complicité pure et simple. Le gaz est une arme de guerre.
Ne présentons pas le Green Deal de l’UE comme un projet de guerre ; c'est un projet de paix.
Il est normal de se sentir impuissant. Mais le Green Deal est notre meilleure garantie de sécurité pour demain. Nous devons redoubler d'efforts à ce sujet - non pas en réponse à la guerre actuelle, mais en tant que contribution de l'Europe à un avenir meilleur.
Et dès à présent : l'Europe DOIT arrêter cette folie de financer aveuglément cette guerre via nos propres entreprises énergétiques. »
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Troisième remarque : attention aux impacts climatiques des alternatives qui doivent être choisies.
Comme l’explique le site Novethic, pour remplacer le gaz naturel russe, « c’est vers le gaz naturel liquéfié (GNL) que les regards semblent se tourner à Bruxelles. Ce gaz présente l’avantage de s’affranchir des distances puisqu’il est transporté par bateau. Fin janvier, les États-Unis, l’un des principaux exportateurs de GNL, indiquaient déjà travailler à "des approvisionnements alternatifs" [aux] livraisons russes. Et le Qatar, premier producteur et exportateur mondial de GNL, a fait savoir qu’il était lui aussi prêt à aider l’Europe ».
Problème : « il ne faudrait pas que notre volonté d’indépendance énergétique face à la Russie ne se fasse au détriment du climat » indique Alexandre Joly, consultant senior chez Carbone 4, qui a publié à l’automne dernier une analyse comparative sur l’empreinte carbone amont (de l’extraction jusqu’au lieu de livraison) du gaz naturel transporté par gazoduc et du gaz naturel liquéfié pour la France. Conclusion de l’analyse : le GNL est deux fois et demi plus énergivore et donc plus émissif que le gaz transporté par gazoduc.
—> « Remplacer le gaz russe par le GNL américain serait le pire des scénarios sur le plan climatique – et ne réglerait pas la question géopolitique de la dépendance ».
—> « La solution doit passer par une réduction de notre consommation de gaz. Nous pourrions lancer un grand plan Marshall pour sortir le gaz fossile du bâtiment en dix ans. Cela nous permettrait ensuite de choisir les pays exportateurs de gaz les plus sérieux sur le plan carbone et/ou sur le plan géopolitique ».
—> « Cette crise doit servir de déclic pour nos sevrer du gaz russe et accélérer la transition énergétique. Il faut penser l’après et planifier notre sortie des énergies fossiles au risque sinon de devoir la subir. À terme, il faut se préparer à avoir moins de gaz, russe notamment, car les réserves vont se tarir. Et plus on attend, plus il devient difficile de planifier et ainsi choisir notre transition ».
2/ Les impacts sur l’alimentation
“On parle souvent de la dépendance de l’Europe au gaz russe, mais ce qui se joue aujourd’hui sur les céréales c’est la même chose. Si demain la Russie contrôle l’Ukraine, cela signifie qu’un tiers du blé mondial viendra de Russie.”
Voilà notamment ce qu’indique Sébastien Abis, chercheur à l’Iris et expert des liens entre alimentation et géopolitique, dans un entretien à Libération.
Quelques autres extraits ici :
“L’Ukraine a des terres extrêmement fertiles. Avec 30 millions d’hectares de terres cultivées, c’est aussi une grande puissance agricole”.
“L’Ukraine est le 5e producteur et 4e exportateur mondial de maïs. Cela est plus gênant pour l’Europe car 45 % des importations européennes de maïs viennent d’Ukraine. Elle représente aussi 18 % des exportations d’orge, et 19 % de colza. C’est le premier producteur et exportateur mondial de tournesol, qui sert à faire l’huile, mais aussi à l’alimentation animale. L’Ukraine produit 30 % de la récolte mondiale et exporte 50 % des stocks, ce qui veut dire que la moitié du commerce mondial de tournesol dépend d’elle.”
“En France, les éleveurs risquent d’être affectés à cause du prix du maïs et du tournesol utilisés pour l’alimentation animale. Il y a aussi un sujet avec les engrais [qui sont fabriqués à base de gaz]. En Europe, on importe un quart des engrais de la Russie.”
3/ Les impacts et risques environnementaux directs
A la catastrophe humaine de cette guerre s’ajoute un désastre environnemental. Un dépôt de pétrole au sud de Kiev a par exemple été frappé cette nuit par un missile russe, créant un grand incendie du site (vidéo ci-dessous) ; à Kharkiv c’est un pipeline de gaz qui a explosé ; etc.
A ces cas déjà existants se rajoutent les risques à venir.
A Kiev, des obus russes ont atteint la clôture d'un centre de stockage de déchets radioactifs, laissant heureusement indemne cette fois-ci le bâtiment et les réservoirs (même si le système automatique de surveillance des radiations est tombé en panne).
Plus globalement, l’Ukraine compte 15 réacteurs nucléaires en service. Un article de Bloomberg nous apprend que “des observateurs de l'Agence internationale de l'énergie atomique ont indiqué jeudi leur grave préoccupation par la situation. Les réacteurs ont besoin d'un approvisionnement régulier en électricité et en eau, deux éléments qui pourraient être mis en danger par une action militaire”.
“Si des installations nucléaires ont déjà été attaquées par le passé - notamment un réacteur irakien inachevé en 1981, ainsi que des usines d'enrichissement iraniennes ces dernières années - c'est la première fois qu'une guerre à grande échelle est menée autour d'un parc d'installations en fonctionnement.”
Le nucléaire n’est pas ici le seul risque.
Le site Slate écrit que “les inquiétudes se concentrent également sur le Donbass, région fortement industrialisée, bourrée d'usines chimiques à haut risque, d'installations métallurgiques bourrées de déchets ou de vieilles mines de charbon problématiques, et que le site [de journalisme d’investigation] Bellingcat qualifiait déjà de « bombe à retardement toxique » en 2017.”
“Les mines abandonnées du Donbass en particulier inquiètent les experts: le Telegraph britannique n'hésite pas à parler de «second Tchernobyl» potentiel à propos de ces installations”.
“Ces mines se remplissent peu à peu d'eau et pourraient déverser dans les nappes phréatiques de vastes quantités de toxines et de produits hautement toxiques.”
« Le potentiel pour une catastrophe environnementale venant s'ajouter à l'horrifique crise humanitaire est énorme» - Richard Pearshouse, spécialiste des crises environnementales pour Amnesty International.
Pour plus de précisions sur ces questions, je vous renvoie vers deux liens : un article du site Grist, et un article du “Conflict and environment observatory” qui a dressé le point le plus complet à date que j’ai trouvé.
4/ Les impacts environnementaux indirects
A très court terme : ce lundi va sortir le second volet du dernier rapport du Giec (le 3e et dernier volet sera publié en avril, et la synthèse de tout le rapport sortira en octobre). Il portera sur les risques, l’adaptation et la vulnérabilité des écosystèmes et des sociétés humaines face au changement climatique en cours et à venir.
Au-delà des informations importantes qui y figureront, chaque nouveau volet est une occasion unique de faire parler du climat. Les rapports d’évaluation du Giec sont peu fréquents (environ tous les six ou sept ans). La guerre risque d’éclipser fortement cette sortie d’un point de vue médiatique. Cette préoccupation peut sembler décalée face à l’horreur de la guerre mais je n’ai pas besoin d’expliquer ici pourquoi elle est bien légitime.
Au-delà de cette publication du Giec : j’ai en mémoire un entretien passionnant avec l’historien Romain Huret publié l’an dernier par Reporterre à propos des conséquences environnementales du 11 septembre 2001. Entre autres choses, on peut y lire ceci : “Cet événement traumatique a ouvert un cycle de vingt ans pendant lequel les questions environnementales ont été marginalisées. Elles sont passées à l’arrière-plan au profit de la lutte contre le terrorisme et pour la sécurité nationale. C’est d’autant plus frappant que l’élection de 2000, juste avant les attentats, s’étaient jouée sur des enjeux environnementaux. Ces questions se trouvaient alors au cœur de la vie politique américaine. Le 11 septembre a cassé une dynamique militante et politique”.
Le contexte est évidemment très, très différent, mais c’est un exemple emblématique d’un cas où des préoccupations sécuritaires et militaires ont pris le pas, durablement, sur des préoccupations environnementales.
On l’a vu plus haut : la guerre en Ukraine incite à accélérer la transition énergétique. Le 11 septembre avait conduit les Etats-Unis à effectuer un tournant : “Après les attentats, les gaz de schiste ont été considérés comme indispensables pour garantir la sécurité énergétique du pays, alors qu’il n’était pas question de diminuer la consommation”, rappelle Romain Huret à Reporterre. “Dès le 12 septembre 2001, George W. Bush déclare à New York que le mode de vie américain est non négociable. Il a promis à ses compatriotes qu’ils allaient pouvoir continuer à consommer comme avant.”
Cette fois-ci en Europe, il faut espérer que l’objectif de réduction de la dépendance à la Russie se traduira aussi et surtout par un sevrage vis à vis des énergies fossiles, avec les nécessaires changements de modes de vie qui l’accompagnent.
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Enfin, au-delà des événements actuels : puisque l’on parle ici de guerre, impossible de ne pas achever ce numéro sans mentionner les travaux des historiens Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil, qui ont montré dans leur livre “L’Evénement Anthropocène” (2013) l’impact de la militarisation sur l’environnement.
Ci-dessous l’extrait d’une interview de J.B. Fressoz sur France Culture d’il y a quelques années :
“Le rôle des technologies militaires dans l'anthropocène est absolument déterminant. Toutes les techniques les plus [dévastatrices pour l’environnement] que vous connaissez viennent toutes, systématiquement, de l’armée. Par exemple l’aviation civile telle que nous la connaissons aujourd’hui n’aurait pas existé sans la Seconde Guerre mondiale ; le développement de l’aluminium, des carburants d’aviation, des turbines, des réacteurs…Tout cela est lié à la Seconde Guerre mondiale. Le fait même que le carburant ne soit pas taxé est lié à un traité de 1944, décidé en grande partie par les Etats-Unis. Il est encore en place aujourd’hui : on hérite de ces décisions. Si vous prenez la pêche, le nylon qui sert à faire les filets est d’abord une technique utilisée pour construire des parachutes ; les sonars servent d’abord à repérer des sous-marins avant de détecter des poissons. Les pesticides sont au départ des gaz de combat. Les engrais azotés servent d’abord à faire des explosifs. Etc. etc.”
Dans d’autres entretiens et conférences (visibles sur YouTube notamment), il explicite et donne d’autres exemples :
-“L’aviation civile est un héritage de la guerre. L’aluminium, qui est un métal extrêmement énergivore à produire, qu’on met partout même lorsqu’il n’est pas nécessaire, est lié à la nécessité de reconvertir les industries militaires de l’aéronautique après la Seconde Guerre mondiale. On ne savait pas quoi faire de toute cette capacité de production d’aluminium, donc on s’est mis à en mettre partout”.
-“C’est la même chose pour les autoroutes. (…) Les voies rapides sont une invention de l’Allemagne nazie pour transporter de part et d’autres de l’Allemagne. Eisenhower revient très impressionné du réseau automobile allemand et fait voter un plan de 70 milliards de dollars (ce qui énorme a l’époque : en comparaison, le plan Marshall est constitué de moins de 20 milliards) pour développer le réseau autoroutier aux Etats-Unis, dans une logique militaire.”
En somme, non seulement les guerres détruisent l’environnement au niveau local, non seulement l’infrastructure militaire est énergivore en elle-même avec des conséquences mondiales sur le climat, mais, au-delà, les logiques militaires ont mené, dit-il, à des « choix technologiques insoutenables qui s’imposent ensuite au monde civil, et portent ainsi une lourde responsabilité dans le dérèglement des environnements locaux et de l’ensemble du système Terre. »
Autres ressources :
-Bonne synthèse du Guardian sous forme de questions-réponses sur les enjeux énergétiques et climatiques de cette guerre. Exemple : “Is this really another war over fossil fuels? No. Energy resources are not the focus of this threatened conflict”.
-Lu dans Le Monde avant-hier : “Dans les vingt-quatre heures qui ont suivi la reconnaissance des républiques séparatistes de l’est de l’Ukraine par Moscou, lundi 21 février, l’Union européenne le Royaume-Uni et les Etats-Unis ont acheté un peu plus de 700 millions de dollars par jour à la Russie en pétrole, gaz et métaux. Depuis, alors que l’invasion sur le terrain est en cours, les livraisons de gaz russe passant par l’Ukraine à destination de l’Europe ont… accéléré, et non pas ralenti. Samedi 26 février, les livraisons de gaz par ce chemin devaient être à leur plus haut niveau depuis deux mois”.
-Lu dans The Conversation (en anglais) : “À court terme, il existe un grand risque que la crise en Ukraine concentre l'attention sur la sécurité énergétique au détriment de la décarbonisation. Nous pourrions assister à un retour du charbon [par exemple]”.
-Un bon fil Twitter avec des données qui complètent l’analyse et montrent que se passer du gaz russe ne sera pas simple rapidement.
C’était le 49e numéro de Nourritures terrestres. Retrouvez l’ensemble des numéros déjà parus sur ce lien.
Merci Clément pour cette excellente synthèse.
En complément, cet article de Politico fournit plusieurs infographies sur la relation client/fournisseur Europe - Russie.
How Europe is funding Putin’s war
https://www.politico.eu/article/europe-eu-oil-gas-trade-russia-budget-military-spending-ukraine-war-crisis/