#2 : La transition énergétique n'a jamais existé
«A mieux considérer le passé, on s’aperçoit qu’il n’y a en fait jamais eu de transition énergétique ».
Jean-Baptiste Fressoz est historien des sciences et de l’environnement, chargé de recherche au CNRS et à l’EHESS. C’est l’un des chercheurs les plus intéressants à suivre sur l’histoire environnementale. Les conclusions des recherches qu’il a menées jusqu’à présent convergent dans la même direction : la notion de transition énergétique doit être sérieusement remise en question.
Le grand malentendu
Le discours contemporain sur l’écologie se focalise sur l'idée de transition énergétique, que l’on retrouve jusque dans les rapports du GIEC. JB Fressoz explique que le GIEC “raisonne à partir de l’histoire des transitions énergétiques passées pour appuyer la possibilité d’une transition à venir compatible avec un réchauffement de 1,5°C”.
Or l’usage du mot « transition » repose sur un sérieux malentendu, montre-t-il. L’histoire n’a jamais connu de transitions énergétiques : elle a uniquement connu des “additions énergétiques”. En réalité, ce que l’homme a fait jusqu’à présent a consisté avant tout à accumuler les énergies. A chaque fois que l’homme a découvert une nouvelle énergie, celle-ci s'est rajoutée aux précédentes.
“La révolution industrielle n’est par exemple pas du tout le passage du bois au charbon. Non seulement l’homme consomme encore du bois au XIXe siècle mais il en consomme de plus en plus. Les mines nécessitent des tonnes de bois pour extraire le charbon” expliquait-il dans une émission récente.
De même, montre-t-il dans une tribune au Monde, “le gaz d’éclairage n’a pas supprimé les bougies : au contraire, la production de bougies explose au XIXe siècle”. Autre exemple : “les machines à vapeur n’ont pas remplacé la force musculaire : le nombre de chevaux atteint même son sommet historique dans les années 1900”.
In fine, “les énergies ne se substituent pas les unes les autres. Elles sont plutôt dans un rapport symbiotique : quand l’une croit, l’autre va croître aussi”.
JB Fressoz montre qu’historiquement nous avons eu tendance à surestimer largement l’impact des technologies. Il faut regarder les flux de matières qui, en réalité, s’additionnent les uns sur les autres. Le charbon n’a par exemple jamais été aussi consommé qu’au XXIe siècle. Dans une tribune parue l’an dernier, JB Fressoz écrivait à ce sujet :
Si, au cours du XXe siècle, l’usage du charbon décroît relativement au pétrole, il reste que sa consommation croît continûment, et qu’on n’en a jamais autant brûlé qu’en 2017. Et, pour l’instant, le nucléaire et les renouvelables n’ont fait qu’ajouter une fine couche supplémentaire à un mix énergétique qui demeure fondamentalement carboné : selon les statistiques de British Petroleum, les fossiles (charbon, pétrole, gaz) représentaient 87 % de l’énergie consommée sur le globe en 1980… et 86 % actuellement.
“Mais pourtant…”
A ce constat assez sombre, nous pourrions opposer l’idée que le développement du nucléaire en France a tout de même permis de moins consommer de pétrole. A cela, JB Fressoz rétorque trois arguments :
La France est complètement atypique par rapport au reste du monde : le nucléaire est une micro-portion du mix énergétique mondial.
Quand on prend en compte les importations de la France, elle n’est absolument pas si bonne élève en matière environnementale.
La France a réalisé une transition électrique bien plus qu’une transition énergétique. Pour tout le reste (chauffage des bâtiments, transports...) la France a continué d’utiliser du pétrole essentiellement.
De même, nous pourrions nous réjouir de savoir que 2019 marque une baisse record du charbon dans la production d’électricité à travers le monde (-3%). Après des décennies de hausse, cette baisse est la plus forte de l’histoire. Malheureusement, non seulement cette baisse reste largement insuffisante par rapport aux objectifs de l’Accord de Paris, mais surtout la Chine compte un nombre de projets de construction de nouvelles centrales à charbon très préoccupant : la capacité de production de ces nouvelles installations équivaut même à celle actuelle de l’UE ! Pire encore : la Chine serait sur le point de nettement relever son plafond de capacité de production réalisée à partir de charbon…
Dès lors que faire ?
L’analyse de JB Fressoz met en lumière l’ampleur du défi qui nous attend aujourd’hui. “Ce qu’il faut qu’on fasse maintenant n’a aucun précédent historique” explique-t-il. Il s’agit de réaliser ce qui n’a jamais été réalisé. Pour se donner les chances d’y parvenir, la première étape est de commencer par ne pas se mentir. “On pourrait croire qu’on a déjà réalisé des transitions par le passé et donc que nous arriverons à gérer une transition en se fondant sur le précédent de la révolution industrielle, mais ce serait se tromper lourdement” avertit-il.
Pour lui, l’essentiel est de changer de logique : “aujourd’hui on est beaucoup trop focalisé sur l’offre (quels choix de mix énergétique) ; or le plus important, c’est d’agir sur la demande”. Autrement formulé : “ce qui me dérange dans le débat énergétique, c’est qu’on se focalise sur la production de l’énergie (nucléaire, solaire, éolienne...) alors que le sujet de fond est surtout la consommation”.
“On le vérifie historiquement : ce qui produit de réels changements dans le système énergétique, ce sont des transformations dans la consommation, qui appellent ensuite de nouvelles sources d’énergie. C’est parce qu’il y a eu la lampe à bulbe inventée par Edison qu’on s’est mis à faire des centrales électriques au charbon. C’est parce qu’il y a eu le moteur à explosion qu’on s’est mis à extraire beaucoup de pétrole. Etc.”
In fine, “ce qu’il faut faire n’est pas une transition énergétique : c’est une amputation énergétique, à savoir enlever de notre mix 80% des énergies fossiles d’ici 2050. L’efficacité ne peut pas être la solution : l’efficacité énergétique a fait des progrès extraordinaires depuis le XIXe siècle et pourtant la consommation n’a fait qu’augmenter”. Pour atteindre nos objectifs climatiques, nous n’aurons pas d’autres choix que la sobriété.
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