On a pu entendre ici et là qu’il faudrait, pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris, réaliser chaque année une baisse des émissions de CO2 au moins équivalente à celle de 2020 – ce qui implique de facto une baisse significative du PIB année après année, puisque le « découplage » n’existe pas.
Techniquement, c’est vrai (voir numéro précédent). Cette affirmation choc a d’ailleurs l’avantage de faire prendre conscience de l’immense marche à franchir. Mais elle présente au moins deux désavantages lorsqu’elle est communiquée de façon brute, sans mise en contexte.
· Elle dépolitise un sujet pourtant éminemment politique, puisqu’elle ramène l’enjeu à un seul objectif quantitatif, scientifique, et élude la question fondamentale des choix de société. Or tout le sujet est bien celui des choix de société à effectuer – quelle ampleur viser dans nos objectifs climatiques [voir « Complément n°2 » à la toute fin de ce numéro], quelle manière de procéder, etc. - dont il faudrait débattre collectivement.
· Elle donne l’impression que la chute de l’activité économique subie cette année, avec la casse sociale qu’elle risque d’entraîner, est un scénario qu’il faudrait souhaiter à nouveau, et de façon répétée, pour réaliser la transition écologique. Or le présenter comme tel, c’est faire un raccourci dangereux.
Une distinction importante
Ce qu’on connaît actuellement n’est pas une décroissance, mais une récession, ce qui est bien différent. C’est ce que défend le politologue Paul Ariès, militant de la décroissance, qui parle d’austérité forcée, dans une tribune parue en avril dans Libération. On peut, bien sûr, ne pas partager toute la vision qu’il y développe, quand bien même celle-ci est partagée par d’autres observateurs (comme l’anthropologue Jason Hickel). Mais son point de vue me semble utile à faire connaître, au moins pour nourrir le débat :
« Assimiler la crise actuelle et son cortège de maux avec l’idée même de décroissance relève d’une opération idéologique. La décroissance, c’est tout, sauf l’inverse de la croissance, tout sauf faire la même chose en moins.
(…) Nous pouvons dire, à la façon d’Hannah Arendt qui expliquait qu’il n’y avait rien de pire qu’une civilisation fondée sur le travail sans travail, qu’il n’y a rien de pire qu’une civilisation fondée sur la croissance économique sans croissance économique.
(…) C’est pourquoi nous avons toujours qualifié notre projet comme le refus de la «rilance» - ni rigueur, ni relance - car nous sommes autant opposés à toute politique d’austérité qu’à toute politique de relance. La décroissance n’est rien d’autre qu’un mot obus servant à décoloniser notre imaginaire, pas seulement d’ailleurs économique, mais anthropologique ; elle est une invitation à penser les solutions à l’ensemble des problèmes humains, en dehors du mythe de la croissance économique salvatrice. Elle est donc un appel à renouer avec le sens des limites, à refuser de céder aux fantasmes de toute-puissance. »
C’est également ce qu’explique Timothée Parrique, docteur en économie et auteur d’une thèse sur le sujet, dans un entretien paru début juin sur le site bonpote.com :
« La décroissance n’est pas une version miniaturisée de notre modèle économique actuel ; c’est un système économique alternatif. On parle de dé-croissance dans le sens d’une dé-croyance : abandonner l’idéologie de la croissance et sa vision matérialiste du progrès, celle qui dit que plus, c’est toujours mieux, (…) pour une société frugale, conviviale, plus juste, démocratique, et en harmonie avec la nature. »
Renverser la perspective
Paul Ariès invite à renverser la perspective : non seulement la crise actuelle n’équivaut pas à la décroissance, mais plus encore, dit-il, elle résulte justement de politiques poursuivant coûte que coûte la croissance.
« La crise actuelle est la conséquence des politiques induites par la logique croissanciste, puisqu’elle résulte autant de l’effondrement de la biodiversité et de la destruction des écosystèmes que de la globalisation économique qui fonctionne comme un accélérateur.
La crise actuelle est aussi la conséquence dans de nombreux domaines des politiques libérales menées au nom du mythe de la croissance économique, qu’il s’agisse de la foi dans le zéro stock de masques ou du saccage organisé des services publics hospitaliers.
Cette crise systémique n’est donc pas la nôtre mais celle des adeptes de la religion de la croissance, avec ses grands prêtres, économistes et publicitaires, avec ses dogmes, avec y compris ses excommunications visant toutes celles et tous ceux qui s’opposent au productivisme ».
Si ces propos vous semblent excessifs, rappelons qu’ils rejoignent très largement les analyses des scientifiques cités dans le numéro sur la biodiversité, comme celle de Jean-François Guégan, directeur de recherche à l’Inrae : « Si nous ne changeons pas nos modes de vie, nous subirons des monstres autrement plus violents que ce coronavirus. Nous avons lancé un boomerang qui est en train de nous revenir en pleine face. Il nous faut repenser nos façons d’habiter l’espace, de concevoir les villes, de produire. L’humain est devenu un superprédateur, dégradant chaque année l’équivalent de la moitié de l’Union européenne de terres cultivables. Pour lutter contre les épidémies, les changements nécessaires sont civilisationnels ».
Ceci n’est pas une décroissance, mais un symptôme de la fin d’un modèle
Paul Ariès tient à être clair : il n’y a évidemment pas lieu de se réjouir de la récession actuelle, quand bien même le confinement a permis une forte diminution (provisoire) des émissions de CO2.
« L’objecteur de croissance amoureux du bien vivre que je suis ne peut donc, d’aucune manière, se réjouir ni de cette crise sanitaire, ni de ses conséquences. La décroissance, ce n’est jamais de faire la même chose en moins, sauf pour ceux qui choisissent de confondre décroissance et austérité - austérité qui ne va jamais sans son cortège de misères sociales et psychiques ».
Voilà pourquoi il écrit, pour conclure son propos : « Nous laissons donc aux adeptes de la religion de la croissance la responsabilité de la crise actuelle et de ses conséquences dramatiques. Nous pouvons, en revanche, à partir du paradigme de la décroissance, tirer quelques leçons de cette crise.
Nous devons être très à l’écoute de tout ce que nous rappelle cette crise systémique, notamment le caractère indépassable de la fragilité humaine, que notre système a tendance à évacuer. Cette fragilité naturelle est à bien distinguer des fragilités construites qui résultent de choix de société. La bonne question est donc de définir les politiques à mettre en œuvre pour face à cette fragilité consubstantielle à l’humanité (quelles politiques à destination des plus faibles et de notre part de fragilité) et pour déconstruire cette «fragilité» construite ».
(…) Cette période maussade permet de mieux comprendre les grands questionnements de la décroissance : quels sont les besoins sociaux à satisfaire en priorité ? Que produit-on ? Comment ? Pour qui ? Quelle re-hiérarchisation des fonctions et des métiers ? Le confinement n’est en rien une anticipation de la décroissance, mais un symptôme de l’effondrement systémique qui vient du fait du productivisme. »
L’enjeu, au-delà de décroître : transformer notre modèle
Eric Vidalenc, responsable de la prospective énergie ressources à l'ADEME (Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie), partage une partie des propos de Paul Ariès, sur la nécessité de viser la sobriété et une forme de décroissance. Mais il appelle à ne pas se tromper de lecture. L’enjeu, écrit-il, n’est « pas simplement de décroître, mais de transformer » :
« Qu’avons-nous fait [durant ces trois derniers mois], si l’on prend un peu de recul ? Nous avons freiné sèchement. (…) Mais nous n’avons pas changé nos régimes alimentaires, pas stoppé l’étalement urbain, pas changé les moteurs de nos voitures, pas construit d’infrastructures sobres, pas développé les énergies décarbonées, ni lancé des plans de reforestation massive, de conversion des sols... »
Cette analyse me semble non seulement très juste, mais surtout porteuse de plus d’espoir qu’un projet centré sur la baisse du PIB, et donc bien plus susceptible d’être soutenue massivement – ce que confirme Eric Vidalenc :
« Transformer le système productif et nos modes de consommation est plus compliqué, plus long. On conviendra qu’il reste donc beaucoup à faire. Et on peut considérer que c’est plutôt une bonne nouvelle car il me semble clairement plus enthousiasmant de construire tout un monde à la hauteur de l’exigence écologique d’aujourd’hui, plutôt que de simplement s’arrêter et rester cloitrer chez soi. »
Pourquoi la décroissance pose problème
L’analyse d’Eric Vidalenc, en réalité, n’est pas si éloignée de celle de Paul Ariès, puisque ce dernier ne voit pas la décroissance comme une situation de baisse subie et brutale du PIB mais comme un changement voulu et délibéré de nos modes de vie. La différence tient plutôt à ce que chacun perçoit dans le mot de « décroissance ». Au fond, ce terme semble désormais chargé de trop de connotations, source de trop de quiproquo, pour être encore exploitable sereinement et efficacement.
Dès lors, plutôt que de chercher à expliquer indéfiniment que…
· Non, décroissance ne signifie pas un retour à la bougie
· Oui, la baisse des émissions va très probablement de pair avec la baisse du PIB
· Non, la baisse du PIB ne devrait pas constituer à elle seule la finalité d’une politique écologiste et encore moins un projet de société,
…il semble préférable de rassembler les bonnes volontés autour d’une même conviction : celle de ne plus faire de la croissance un objectif, quelle que soit la notion utilisée en remplacement (…si notion il y a).
Le nouveau clivage
Car le clivage le plus important est bien celui-ci.
· D’un côté, le camp encore dominant, qui perd de plus en plus en influence mais qui reste celui au pouvoir, en France comme au niveau de l’UE : celui qui défend l’idée de la croissance comme objectif de nos politiques nationales et européennes. L’environnement est ici secondaire dans les priorités – d’où la croyance envers la « croissance verte », seule manière conceptuelle de concilier ces questions d’environnement (vues comme des contraintes) avec les objectifs traditionnels.
Pour ce camp-ci, la crise du covid n’a pas changé ce regard. Agnès Pannier-Runacher, Secrétaire d'Etat auprès du ministre de l'Economie, l’a dit explicitement cette semaine : « la croissance future va nous permettre de rembourser notre dette (...) C'est en ce sens que nous menons notre action. » Au moins, les choses sont claires !
Même chose au niveau européen : comme le montre l’association Reclaim Finance, le quantitative easing actuellement déployé par la BCE apporte un soutien financier majeur aux entreprises les plus polluantes (10 sont impliquées dans le charbon et 4 dans le schiste), au nom de la relance économique.
· D’un autre côté, le camp des critiques de l’objectif « croissanciste », qui regroupe des opinions diverses (certains prônent la décroissance, mais beaucoup défendent surtout le dépassement des logiques de croissance), qui ne fait que se renforcer.
Il est par exemple intéressant de noter, entre autres signes, ce propos récent de Fabrice Bonnifet, Directeur développement durable et QSE (Qualité, Sécurité, Environnement) du Groupe Bouygues, également président du « Collège des directeurs du développement durable » qui réunit une large partie du CAC 40:
« Qu’elle soit grise ou même verte, la croissance nous conduit dans le mur. Mon boulot, c’est de modifier la trajectoire pour faire en sorte d’éviter qu’on le prenne trop vite, trop fort et trop de face ».
Ce camp n’est bien sûr pas né récemment. La nouveauté réside plutôt dans l’émergence d’un clivage politique qui grandit de telle façon qu’il devient de plus en plus le clivage le plus fondamental. Il faut bien sûr se garder des effets de « bulle », mais il serait tout aussi périlleux de sous-estimer la tendance de fond qui est en cours, et qui touche bien toutes les strates de la société, contrairement à une idée reçue. L’élection de 2022, qui se rapproche peu à peu, constituera le prochain grand test de l’état de l’opinion publique sur ces questions.
Pour conclure : ce qu’on peut souhaiter et défendre
Puisque cette récession n’est donc, évidemment, ni satisfaisante ni réjouissante, que pourrait-on souhaiter et défendre concrètement ?
Un collectif de 170 universitaires néerlandais appelle, dans un manifeste paru en avril, à passer d’une économie axée sur la croissance globale du PIB à une politique économique distinguant d’une part les secteurs qui peuvent croître et nécessiter des investissements (services publics critiques, éducation, santé…), d’autre part les secteurs qui doivent radicalement décroître (aérien, etc.). On pourrait ajouter l’idée que certains secteurs, plus que croître ou décroître, doivent surtout se transformer radicalement, comme l’agriculture (voir le numéro dédié).
Pour y parvenir, l’économiste Gaël Giraud plaide pour un plan de reconstruction écologique :
« Il faut que l’État incite, sinon contraigne les entreprises à orienter leur « business model » vers la reconstruction écologique. Je préfère parler de reconstruction que de transition en ce domaine, car je suis assez convaincu (…) que le vocabulaire de la « transition » véhicule un imaginaire lisse, tranquille, comme si cela allait se faire sans accroc et sans conflit social. Ce n’est pas vrai. Sans un État volontaire et stratège, nous n’y arriverons pas ».
Nous aurons l’occasion de développer ses idées et ses propositions concrètes dans un prochain numéro. Elles méritent de s’y pencher attentivement : elles pourraient constituer le socle de la transformation de notre modèle économique et social évoquée plus haut.
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C’était le 17e numéro de Nourritures terrestres, la newsletter sur l’écologie qui donne matière à penser : n’hésitez pas à le partager s’il vous a intéressé ou à vous inscrire sur ce lien. Retrouvez également ici l’ensemble des numéros précédents. A très vite !
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Complément n°1 : Pourquoi le choix des mots importe (tout de même)
Décroissance, a-croissance, post-croissance, prospérité… les termes employés diffèrent selon les individus, mais l’ensemble d’idées reste globalement le même.
Cela ne signifie pas pour autant que le choix des mots n’importe pas. Comme l’écrit la réalisatrice Flore Vasseur, « pour déboulonner un mythe, il faut le ringardiser. Cela commence par les mots. "Décroissance" est un concept chargé, plombé. Il nous faudrait autre chose. Tout cela, c’est une bataille des représentations ».
C’est tout le propos de l’écrivain Alain Damasio, développé dans son entretien récent à Reporterre :
« Décroissance, ça reste un mauvais mot, trop castrateur. Je préfère « hacker » le terme de croissance en parlant d’une croissance de nos disponibilités, de nos lenteurs, de nos liens. Je trouve dévitalisant de toujours se positionner en négatif.
Prôner une pensée « démondialisée » ? Je préfère porter le flambeau du « tout-monde », cette superbe expression d’Édouard Glissant. La guerre des mots est importante, ce sont des graines, elle ensemence nos imaginaires. Tâchons de privilégier les métaphores du vivant : le nid, la poussée, la croissance d’un enfant ou d’une plante, le tissage des hyphes d’un mycélium, l’éclatement en ombelle d’un collectif… Pour moi, dès qu’on place « anti- », « contre- », « dé- » devant un mot de l’ennemi, on fait mal le travail. »
Le problème de fond, c’est ce mot qui n’apparaît pas, qui reste dans l’ombre, mais qui constitue l’éléphant dans la pièce : le PIB. Si la décroissance comme objectif pose problème, c’est aussi parce que cet objectif reviendrait à se focaliser, encore et toujours, sur l’aiguille du PIB comme indicateur central…
Complément n°2 : Une question qui fâche
Une tribune de 19 députés Les Républicains publiée récemment dans Le Monde a suscité une (modeste) vague d’indignation. Ces députés y écrivaient : « Soyons réalistes : la pandémie de Covid-19 a montré l’impossibilité d’atteindre en dix ou quinze ans la neutralité carbone », à moins d’une transformation radicale de l’économie qu’ils jugent trop dangereuse.
Sans être d’accord sur ce texte, j’ai trouvé celui-ci intéressant pour une raison, malgré le mécontentement qu’il a provoqué chez nombre d’écologistes. C’est en effet un signal faible : c’est l’une des premières fois (la première fois ?) que des responsables politiques d’un parti de gouvernement font preuve de lucidité sur l’énormité des ordres de grandeur en question (la crise du covid a servi ici de puissant révélateur) et en concluent à l’impossibilité de tenir les engagements de la France.
Ces responsables font ici le choix d’assumer de regarder la réalité en face et de refuser de faire les sacrifices nécessaires à court et moyen terme pour éviter les catastrophes de moyen et long terme. Cette position n’est évidemment pas la mienne. Mais est-elle réellement plus blâmable que le grand flou, finalement très hypocrite, qui consiste à faire comme si nous étions aujourd’hui sur la bonne trajectoire alors que ce n’est pas le cas ?
Pour rappel (cf le numéro précédent) l’objectif des 1,5 degrés est très probablement hors de portée désormais, ce qui est encore tabou, et atteindre les 2 degrés impliquerait une somme de mesures radicales et tout sauf consensuelles.
Voilà pourquoi la question centrale est bien celle des choix de société à effectuer – ce qui est une question politique, et non pas scientifique. La croissance économique est bien un choix sociétal.
Je vous conseille à ce sujet les travaux d'Eloi Laurent, qui évite lui aussi d'utiliser le terme "décroissance" et critique le PIB comme indicateur principal de la politique économique - on pourrait dire qu'il est "a-croissant"